• Ghost

     

    Partout c’est la même chose. Le soleil qui se couche allume des feux multicolores. Les enfants s’émerveillent, les amoureux se serrent plus fort et les gens de la ville marchent un peu plus vite pour arriver chez eux avant la nuit.

    Les amoureux restent encore un peu sur place. Ils cherchent la lune. Tout est prétexte pour se tenir par les épaules. Puis, si la nuit est sombre, les baisers sont plus longs. C’est aussi le moment de se raconter. Les histoires de vie sortent alors des mémoires ou de l’imagination. L’image que l’on donne de soi à cette heure-ci ne s’efface plus. Elle colle à la peau quoi qu’il arrive, quoi que l’on puisse dire par la suite, bon ou mauvais.

     

    Presque au bout du mur, à l’angle avec la grande rue, une petite porte peu visible, tant elle est enfoncée dans la pierre, s’ouvre lentement et laisse passer la figure furtive qui s’éloigne chaque soir en direction des terrains vagues. Comme si un habitant de la maison qui dort au fond du jardin s’en allait secrètement à la découverte de mondes neufs, traversant les herbes folles jusqu’à la berge de la rivière.

    C’est le repère des petits animaux, des sans grade, des sans maître, qui regardent craintifs ce corps traverser leur domaine.

    De l’autre coté de l’eau, en haut d’une petite colline, des maisons se cachent parmi les arbres. Une autre ombre descend du promontoire jusqu’à l’autre berge, face à face avec la première. L’eau les sépare et en même temps leur apporte la même mélodie. Une sorte de trait d’union qui efface la distance entre les rives et le silence qui les entoure.

     

    Cela dure depuis des années. Des décennies, peut être. Personne n’a réussi à voir leurs faces, à savoir leur nom, à comprendre pourquoi. Dès que quelqu’un d’autre s’approche, d’un coté ou de l’autre de l’eau, elles disparaissent sans qu’on aperçoive leur course, sans qu’on entende leur respiration saccadée.

    Dans les maisons, celle de la ville et celles de la colline, chacun assure qu’il ne s’agit pas d’un des leurs. Pas de promeneur mystérieux venant du fond de leur jardin assombri par la nuit.

    Les hypothèses et les commérages vont bon train dans la ville. Chaque épicier, chaque boulanger, chaque coiffeur a entendu cent version toutes aussi peu vérifiables. Et aussi anonymes.

    Parfois, des gamins ont monté la garde toute une nuit, puis une autre, puis une autre, jusqu’à ce que le jeu devienne monotone et inutile et qu’ils affirment catégoriquement que tout cela n’est que la plaisanterie de tel ou tel qui a voulu les embarquer dans une excursion nocturne sans autre but que de se moquer d’eux.

     

    Un soir que je me tenais contre la véranda de la maison d’un ami, sur la colline, j’ai vu les deux silhouettes arrivant  de chaque coté de la rive, l’une face à l’autre puis, lorsque le vent s’apaisa, elles roulèrent doucement jusqu’au centre du lit, se fondirent l’une dans l’autre, brasillèrent  dans l’eau sombre comme deux amants puis s’enfoncèrent  parmi les pierres roulées, parmi les grains de sable et les feuilles mortes.

    Je ne sais pas combien de temps après, j’avais perdu la notion de l’heure, deux ombres partirent une de chaque coté, comme elles étaient venues et s’évanouirent chacune dans la maison d’où elle était sortie, comme un habit transparent qui les aurait enveloppé pour les protéger de la nuit.

    Un ami écossais m’a dit que tous les vieux manoirs de son pays vivent en silence, depuis des siècles, la même aventure chaque nuit que la lune fait.

     

    ©Jorcas

     

     


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