• La statue 1/10


    Le bord de mer, comme souvent dans l'Atlantique, est une large bande de sable, très étendue, séparée de la terre colonisée par les hommes par une dunette sur laquelle des touffes d'herbes sauvages dansent au vent et coupent la vue.

    L'impression de continuité n'est  qu'une apparence. Nul arpenteur n'a tiré au cordeau la ligne de côte, pas plus que la dunette, parsemées, l'une et l'autre, de petites poches où l'eau dessine des anses, des conques miniature, protégées du regard par les herbes folles.


    Combien de bonnes raisons l'ont amené là, ou, plus exactement, quelle vraie raison derrière toutes les apparences?

    Le hasard, l'envie de solitude le conviaient à cette plage sans touristes, mal aimée pour son ressac et ses vents violents. Il mit toutes les chances de son côté en choisissant la mauvaise époque. Seuls les oiseaux, quelques poètes et quelques fous, restent attirés par la mer, doucement chauffée par un soleil qui ne bronze plus personne.

    Il n'était pas en fuite, mais saturé, une fois de plus, par un de ces coups du sort qu'il était difficile, étant donné leur fréquence, de ne pas s'imputer à soi-même, source principale du hasard décrié.


    Pendant deux ou trois jours, il allait seul le long de la dunette, s'aventurant de temps en temps jusqu'au bord de l'eau au gré de ses pensées, de son envie de parler à l'air, de chanter, de caresser le sable.

    Marcher face au vent, sentir ses coups, ses moments chauds, ses jeux, peut être un comble de joie pour qui veut vider sa tête, se retrouver soi-même.

    C'est lors d'une de ces promenades qu'il vu ce qui était déjà son territoire envahi  par   une jeune femme qui n'a jamais dit son nom et qui, tout comme lui, semblait n'être là que pour ne pas être dans le monde, que pour se mettre à l'abri des regards.


    Elle l'a abordé sèchement : Que faites-vous là?


    La découverte de cette plage. Depuis trois jours, je l'inspecte, j'essaie de la connaître en promenant ma solitude. Pas d'inconvénient à la partager avec vous. Nous pouvons marcher ensemble dans le même sens sans jamais mêler nos pas.


    C'est une réponse d'homme. Y avez-vous déjà planté votre drapeau, au nom d'un roi quelconque en descendant de votre navire? Qu'avez-vous à partager si l'air et le sable ne sont à personne?


    Peut-être des paroles, mais pas trop des pensées. Peut-être la proximité de deux sentiers, mais pas un chemin commun. Peut-être la vue, mais pas le regard. Je n'ai pas de roi et je vous fais cadeau de l'air et du sable. Cela ne m'empêchera pas de respirer ni de conduire mes pas où bon me semble. Est-ce une réponse à votre goût?


    Oui et non. Je veux être seule et vous êtes là, même si vous prétendez être absent.

    Moi aussi, je veux bien vous offrir des paroles, mais j'en garderai le sens; Si je vous regarde, ce n'est que pour mieux me voir moi-même. Je vais vous accompagner dans vos excursions en prenant soin de ne pas mettre mes pieds sur les traces de vos pas.


    Ce jour là, celui de leur première rencontre, ils n'ont pas échangé un mot de plus. Pendant presque toute la journée, ils ont parcouru un côté de la plage, le moins abrupt, en faisant des haltes pour s'asseoir un moment, contempler les vagues, sans dire un mot, peut-être même sans un regard, chacun pour soi. Lorsque la lumière a commencé à devenir un peu plus rouge, ils ont quitté la plage. Sans se dire au revoir, sans penser au lendemain, chacun, après le petit bout de route droite commun, prit une des branches de la fourche qui reliait la plage aux deux villages proches, dits morts en hiver parce qu'ils ne vivaient que de leur petite vie propre, suffisante. Pire que morts en été, défigurés à la vue et à l'ouïe par le flot de bronzeurs.


    Le lendemain ils sont arrivés en même temps à la fourche, elle venant de son village, Sources, et lui du sien, Mirage. De la fourche à la plage il n'y avait que quelques centaines de mètres. Peu pour avoir déjà quelque chose à dire une fois un sourire poli échangé. Pas assez pour ajouter un bonjour!


    Lui a suivi cette fois la partie la plus sauvage de la dunette et de la plage. La plus belle. Irrégulière, balayée par un vent qui effaçait presque à l'instant, la plus petite trace de pas. Torturée aussi; c'est cette partie qui comptait presque toutes les petites anses, entrées de mer où se tordaient les uns sur les autres, sans se mélanger, comme les couleurs dans une toupie, l'eau, le sable, les herbes.


    Elle marchait près de lui, comme promis, sans jamais confondre leurs pas.


    Ils se sont assis sur une sorte de promontoire, comme une dunette dans la dunette, où les herbes dessinaient un cercle face à la mer, un petit balcon taillé par la brise.

    C'est lui qui ouvrit la conversation:


    Pourquoi avez-vous choisi ce village, Sources, pour votre séjour? N'est-ce pas le mauvais choix, vous qui voulez être seule avec vous même? Habiter Sources n'est-ce pas vous confronter à tout ce qui devrait être absent dans un moment de solitude?


    Je ne crois pas. Pour être seul avec soi-même, il faut connaître son point de départ. Mais le connaître n'est pas s'attacher à lui, n'est pas l'approuver ni même le juger. Juste savoir d'où on vient, sans quoi il est difficile, presque impossible, de savoir où on va.

    Vous, vous semblez perdu, ce qui est tout différent. Perdu, toute votre énergie, toute votre force, sans même que vous en soyez conscient, est consommée par la quête de vous-même. Au contraire, lorsque vous êtes seul avec vous-même et clair sur votre origine, vous vous voyez tel que vous êtes réellement, vous pouvez utiliser votre énergie à essayer de vous comprendre.

    Vous, à Mirage, vous ne pouvez regarder que la mer, loin, devant Vous ne voyez pas les champs, ni les rues du village. Vous ne pouvez pas vous voir.


    Vous devriez me répondre, mais vous ne le ferez pas! Vous vous dites, j'en suis sûre, c'est parce que je n'ai promis que des paroles, mais la réalité est différente. Lorsque vous promenez votre solitude, vous êtes désorienté, vous n'avez pas des points de repère. Vous ne vous connaissez donc pas et vous ne pouvez pas vous comprendre. Pourquoi avoir appelé Mirage ce village? Savez-vous comment il s'appelle? Ce n'est pas son vrai nom. Et il n'est pas sûr qu'il en ait encore un, car chacun de ceux qui, comme vous, y séjourne, lui en donne un nouveau. Chacun le traverse tellement vite, avec l'attention tellement portée sur autre chose, que personne n'a le temps de lire le vieux nom à l'entrée de la route ou sur les quais de la gare.


    Sources, au contraire, est un village que l'on visite. Non seulement il a un nom, Sources est son vrai nom. Mais les maisons elles-mêmes en ont toutes un. Elles sont comme des totems. Même si leur propriétaire est mort depuis longtemps, ici vous êtes chez Tel, là bas chez Tel Autre et ainsi de toutes.

    Lorsque je viens me promener sur la plage, à coté de vous, je sais qui je suis, je sais d'où je viens. Peu m'importe si vos pas ne conduisent nulle part, car je saurais toujours où revenir, trouver le chemin qui mène à ma maison.


    Il ne s'attendait pas à cette réponse, qui était une attaque en règle. Il ne partageait pas son avis, mais n'avait pas envie de le lui dire. Vouloir être seul, chercher à se voir soi-même tel que l'on est sans attachement, sans des explications d'origines qui ont toujours une tonalité de justification, serait-ce donc être perdu? Courir vers l'avenir peut être une fuite en avant, si on ne se voit pas d'abord tel qu'on est aujourd'hui, si on cherche à se nier, Mais partant de la réalité, se projeter en avant est au contraire se prolonger, donner au soi-même un sens autre qu'une simple constatation, non comme conséquence d'un passé, d'un précédent qui vous marque à jamais, mais réalisation de soi dont on devient le créateur et le maître.

    Mirage était d'ailleurs un bien plus joli village que Sources, plus peuplé, plus dégagé. La vue de la mer était magnifique, même s'il est vrai qu'il n'avait rien remarqué dans les rues qui retienne son attention.


    Il était venu faire une halte, se raffermir avec sa solitude après un passage difficile; Reprendre des forces pour continuer le chemin, son chemin.


    Il ne voulait pas écouter encore cette bavarde. Il reprit ma marche sur la dunette, s'arrêtant de temps en temps pour contempler la mer, le large, l'horizon.

    Il a marché, Elle toujours à coté de lui, jusqu'à ce que la lumière commence à faiblir. Puis, elle a fait demi-tour la première et il l'a suivie jusqu'à la fourche où les routes se séparaient.


    Il a passé la nuit éveillé à retourner dans sa tête les mêmes mots. Suis-je perdu? Il n'a pas connu ses parents, morts lorsqu'il n'était qu'un petit enfant, ni le pays de sa naissance que ses parents adoptifs ont quitté très vite.

    Sa   vie   a   été   un   mouvement   permanent   Les   voyages,   les confrontations avec de nouveaux défis, le besoin de s'accrocher à des circonstances nouvelles rendant périmées les précédentes, ont été la marque de son parcours. Il sait comment il est arrivé à aujourd'hui!


    Le comment ne peut pas tenir lieu de pourquoi. Est-ce pour autant être perdu?

    L'introspection est difficile à pratiquer dans le mouvement. Il faut du calme, de l'éloignement par rapport au quotidien. Cette disponibilité ne s'offre pas d'elle-même, il faut la provoquer et pouvoir produire la cassure qui permette la distance nécessaire, la solitude nécessaire pour se questionner soi-même. Chercher un espace de solitude, le vouloir, ne garantit rien, mais c'est déjà accomplir la première étape dans cette voie.

                                                                                          ../...

    © Jorcas



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