• Les Mariniers

     

    J’aurais pu naitre ailleurs. Dans une belle ville de province, dans un pays avec un drapeau chantant et des saisons marquées.

    J’aurais pu me contenter des promenades sous la pluie fine du début de l’automne entre la Grande Rue et le quai de la rivière qui coupait en deux les quartiers et classait les habitants.

    La classe moyenne sur une rive, la haute bourgeoisie dans l’autre. Il y avait bien aussi quelques prétendus aristocrates, la vieille mémoire de la ville accrochés aux ruelles entourant l’église, mais ils semblaient tous si vieux que même leurs enfants ne se vantaient pas de leurs armoiries.

    Il y avait aussi quelques familles d’ouvriers dans le quartier neuf construit par le Monsieur autour de son usine. Et des paysans n’ayant que de mauvaises terres qu’ils laissaient en friche pour s’échiner de l’aube au couchant à l’usine. Fallait bien vivre

    En fait de haute bourgeoisie, titre ronflant qu’elle se donnait à elle même, il y avait les habituels notaire, pharmacien, médecin, secrétaire de la préfecture proche, un élu du canton, le maire et quelques commerçants. La classe moyenne était celle des employés, des secrétaires, des commis. Tout cela ne faisait pas grand monde, mais au fond, ce n’était qu’une petite ville perdue dans la campagne de mon pays presque imaginaire.

     

    Je n’ai jamais connu mon père et ma mère n’a jamais voulu m’en parler. C’était comme ça, elle était ma mère et j’étais son fils, point. Nous habitions sur la rive de la classe moyenne, tout à la fin, à la limite presque des pavillons de l’usine. Nous n’avions pas vraiment des amis, juste quelques voisins, des personnes rencontrées chez le boucher ou le boulanger. Mais la ville était si petite que tout le monde savait le nom de tout le monde. Sans se connaître vraiment.

    Petit, lorsque je rentrais seul de l’école, avant que ma mère ne finisse son travail, j’aimais flâner un peu, parcourir les rues et les ruelles, mais surtout aller de la Grande Rue au quai de la rivière ou passaient parfois des mariniers qui ne s’arrêtaient jamais. Les barges allaient jusqu’à l’usine pour y décharger les matériaux qu’elles transportaient et, si c’était déjà tard, restaient amarrées au quai pour la nuit, pour partir très tôt le matin. Dans la journée, elles s’en allaient jusqu’à l’écluse, à quelques kilomètres en aval, pour continuer si possible jusqu’à la grande ville. C’était plus drôle, disaient-ils, que cette petite ville où il n’y avait rien à voir, rien à faire pour un marinier. Et dans la grande ville il y avait toujours un peu de fret à prendre pour payer le retour.

     

    Ce matin, lorsque je suis sorti de la maison tous les passants parlaient de la même chose. Pendant la nuit, quelque chose avait endommagé l’écluse, alors qu’une barge avait déchargé à l’usine tard dans la soirée et n’était pas encore repartie.

    Je l’ai vu venir lentement vers le poste d’amarrage qui tenait lieu de port  chez nous. Je ne connais pas grand chose aux péniches, mais elle me parut jolie, propre, bien entretenue. La cabine était fraichement repeinte, avec des fleurs tout autour et à l’arrière, un vélo était fixé face à la porte de la cabine.

    Une jeune fille, après s’être assuré du bon amarrage, prit un petit chapeau de paille dans la cabine et descendit à terre toute souriante, juste en face de moi. J’avais la respiration coupée, comme face à une apparition dans un rêve. Ce qui la faisait sourire d’avantage, consciente de mon trouble.

    Elle est partie faire quelques courses dans les commerces de la Grande Rue et moi je suis resté planté là, sans bouger, pendant que dans ma tête tourbillonnaient toutes sortes de pensées, les idées le plus folles.
    Les minutes passant, les idées en question ne me semblaient plus aussi folles. Autres que celles que l’on pouvait avoir dans notre coin perdu, mais surtout pas folles. Pour peu que….

     

    La jeune fille revenait des courses avec des paniers chargés et je me suis précipité pour l‘aider à les porter jusqu’à la péniche.

    Une fois tout déchargé elle m’a sourit et m’a dit : Tu viens ?

    Voilà comment je suis devenu marinier dès que l’écluse a été réparée et que l’eau de la rivière a porté la péniche loin, très loin, longtemps,  très longtemps !

     

    © Jorcas

     

     

     


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