• Littérature exotique

    Il a acheté ce livre sans même en feuilleter quelques pages, sans lire la quatrième de couverture, sans en avoir jamais entendu parler. Mais cet auteur était renommé. Un grand.

    Il n’était pas sûr d’avoir déjà lu quelque chose de lui. Ou pas autre chose que des extraits plus ou moins longs.

    C’était un achat d’amour propre, d’apparence : impossible dans sa situation, dans ce qu’il croyait représenter de ne pas avoir lu quelque chose de lui.

    Serait-il déçu ? Peut être. Oserait-il le dire ? Déjà moins sûr. Pour qui se prenait-il ? D’où tenait-il qu’il en avait la capacité, l’autorité nécessaire pour s’instituer censeur ?

     

    Dans une réaction d’autodéfense ou de lâcheté, il se disait en lui-même qu’il ne pouvait pas tout connaître, tout avoir lu. Tout le monde comprendrait ça.

    Mais dans le doute il valait mieux en prendre vite connaissance de n’importe lequel de ses écrits, jauger le style, la force de ses mots, la manière d’aborder et développer un sujet. Ensuite il lui serait possible d’avoir un avis plus construit en apparence, même s’il n’était pas plus documenté.

    Il avait toujours dit qu’il ne valorisait pas trop la connaissance  encyclopédique mais la compréhension. Et pourrait faire porter à une défaillance de sa mémoire l’incapacité de citer les contenus, sinon les titres, nombreux, des livres publiés par cet auteur.

     

    Vis à vis des lecteurs du magazine avec lequel il collaborait ce ne serait pas trop compliqué de conserver sa bonne image. Les commentaires de ceux qui pourraient trouver ses citations de tel ou tel auteur insuffisants arrivaient par lettre ou, de plus en plus par mail ; cela lui laissait le temps de préparer une réponse solide, de se documenter avant de publier dans le numéro suivant le texte reçu et son commentaire.

    Le problème était le face à face avec Elle.

     

    Ils s’étaient rencontrés lors d’un festival littéraire organisé dans sa vieille fac de lettres.

    Une farandole de lectures de textes et commentaires laudateurs de spécialistes qui coulaient leur gloire recherchée dans celle avérée des auteurs qu’ils encensaient.

    C’était une évidence que chacun de ses conférenciers espérait se faire remarquer par la beauté de ses paroles, par le contenu riche et élaboré de son intervention. L’écrivain, le poète objet de l’intervention n’était que l’excuse, le mal nécessaire auquel ils avaient recours pour attirer un peu de la lumière des projecteurs sur eux.

    Ce sont les premières paroles que sa voisine a prononcées lors d’une petite pause, après le passage par la tribune des premiers orateurs. Et elle lui a tendu sa main pour en faire connaissance en lui demandant : N’est-ce pas votre avis, Monsieur le critique ?

     

    Elle l’avait reconnu. Sa photo accompagnait chaque semaine ses petits articles. Il en était à la fois fier et intimidé.

    Bien sûr que oui !

    Il n’aurait pas été capable de dire autre chose, d’abord parce que trop timide, surtout avec les femmes, il était ébloui par elle. Ce n’était pas une beauté classique, statuaire, mais elle avait une tête très séduisante, des yeux magnifiques et manifestement pas le moindre doute sur son attrait et ses connaissances littéraires.

     

    Un en-cas  rapide ensemble à midi, un diner plus long à la fin du festival, un rendez-vous pour la suite après un repas pendant lequel ils n’avaient pas cessé de parler, surtout de littérature plus que d’eux mêmes. Plus exactement, elle n’avait pas cessé de parler, avec enthousiasme, de poésie, de ses auteurs préférés, de sa lecture régulière du magazine et de ses chroniques et commentaires aux textes reçus. Elle lui avait même écrit deux ou trois fois et avait apprécié ses réponses. Elle voudrait justement profiter d’avoir fait sa connaissance pour pouvoir lui poser directement un tas de questions, lui soumettre ses avis, lui demander son point de vue.

     

    Il a inventé un bon prétexte pour que le rendez-vous en question ne soit pas trop rapproché.

    Le lendemain il s’est précipité dans la grande librairie qu’il savait mieux achalandée que toutes les autres de la ville pour en faire des courses dignes d’un directeur de bibliothèque. Elle avait parlé de littérature asiatique, en particulier de la Chine et du Japon et de la Corée. Puis d’Australie et de Nouvelle Zélande. Un petit peu des Caraïbes et d’Amérique Centrale.

    Il a raflé ce qu’il y avait dans les rayons et, conseillé par le libraire, passé une bonne commande à traiter en urgence. Un éventail d’auteurs dont il n’avait parfois jamais entendu parler, mais que le libraire et les catalogues lui présentaient comme les principaux représentants de cette expression éloignée de ses repères mais qu’Elle avait dit admirer.

     

    Aidé et poussé par le souvenir de cette femme, souvenir qui embellissait d’heure en heure, encouragé par l’importance du prochain rendez-vous, heureux comme un adolescent face à sa première rencontre amoureuse, il se mit à bachoter comme si sa vie future en dépendait.

    D’ailleurs, sa vie future en dépendait peut-être !

    Il ne devint pas un spécialiste de littératures peu fréquentées dans les cercles littéraires du pays, mais en apprit assez pour tenir le coup une première fois. Cette joie folle qui envahit les timides amoureux lui apporta la force nécessaire pour retenir des noms, des titres qu’il n’avait pas vraiment entendu auparavant. Ses synthèses portant sur les styles et les sujets retenus étaient mémorisées sans hésitation. Il se sentait fort et conquérant. Assuré d’être à la hauteur espérée par Elle.

     

    Ils avaient pris rendez-vous dans un petit café, pas loin du Quartier Latin, mais dans un endroit moins visité par les touristes, les apprentis artistes et les midinettes à parure intellectuelle. Ils y auraient tout le calme requis pour une rencontre à haute densité littéraire et, pour lui, à haute tension personnelle.

    Elle était déjà là à son arrivée, installée dans une table au fond de la salle. Avec elle, une belle orientale souriait en l’écoutant parler.

    Légèrement décontenancé par cette deuxième présence, non prévue dans son mirage, il respira à fond et alla jusqu’à la table.

     

    Bonjour ! Je suis heureuse de vous revoir. Installez-vous entre nous.

    Je vous présente LI, mon amie et associée.

    Ensemble, nous avons créée une petite entreprise vouée entièrement à la publication littéraire et que nous espérons pouvoir développer, si possible avec votre aide.

    Nous lui avons donné le nom de « Lesbos et Belles Lettres » afin de bien marquer nos goûts et nos orientations. C’est une véritable croisade  que nous entreprenons sous la bannière de Sapho, notre poète tutélaire, pour défendre une expression sans laquelle la littérature  est amputée d’une de ses plus belles et plus riches parcelles.

     

    Dès le lendemain, il a abandonné la rubrique littéraire pour assurer la section culinaire du magazine. Et il ne remis plus jamais les pieds dans un quelconque festival !

    © Jorcas

     

     


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