• Ma vieille voiture

     

    Elle a fait quelques embardées en sortant du tournant. Je suis pourtant certain d’avoir bien tenu le volant et je n’ai pas touché le bas coté, ni marché sur un quelconque obstacle.

    J’ai regardé mes pneus : intacts.

    Je l’avais déjà trouvé un peu difficile à conduire lors du dernier croisement. C’est vrai que j’ai hésité sur la direction à prendre, mais pas au point de déstabiliser le véhicule.

    J’ai fait plusieurs fois le tour de l’engin, tourné le volant à l’arrêt des deux cotés : rien de particulier.

    Je ne suis pas un as de la mécanique, mais depuis le temps, je devrais me rendre compte s’il y avait quelque chose d’anormal.

    C’est peut être un coup de vent. Ça arrive. Voilà l’explication la plus vraisemblable. Allez, on continue.

     

    Mon amie m’accompagnait pour la première fois dans cette région perdue de l’Espagne. Elle faisait le copilote chargée de trouver la meilleure voie malgré son espagnol limité, suffisant, toutefois, pour lire une carte. Elle admirait tellement le paysage qu’elle la regardait toujours un peu tard pour m’indiquer à temps les déviations à prendre. Et moi je n’étais pas revenu par là depuis des années. On n’avait pas construit de routes nouvelles, mais j’avais oublié les parcours que je suivais à l’époque où je travaillais dans la région.

     

    Il faudrait que tu fasses un peu plus d’attention à la carte, sinon, nous n’arriverons jamais à bon port.

     

    Je ne sais pas pourquoi tu t’inquiètes. Le concierge de l’hôtel t’a bien dit que toutes les routes par ici arrivaient au même endroit. Alors, on fera quelques kilomètres de plus ou de moins, mais on y arrivera. Et le paysage est tellement beau que cela n’a pas beaucoup d’importance.

    Les bouches de mine que nous venons de passer, par exemple, je suis sure qu’elles sont romaines. Je l’ai lu à l’hôtel hier soir. Tu aurais dû t’arrêter et nous aurions fait quelques belles photos.

     

    J’ai voulais m’arrêter. J’ai mis le pied sur le frein à fond, mais la voiture a continué. Comme si elle n’avait pas voulu m’obéir. Pourtant peu après, à la sortie du drôle de tournant, lorsqu’elle a fait ces têtes à queue inexplicables, j’ai freiné sans difficulté. Et un peu avant, au croissement, on aurait dit qu’elle voulait prendre le chemin à gauche, celui qui monte vers la colline. J’ai eu du mal à tenir le volant droit.

     

    Tu ne vas pas me faire croire que la voiture a sa propre idée sur la route à suivre.

     

    Non, bien sur que non. Je l’ai depuis tellement d’années que je la connais bien. Elle est un peu capricieuse, il faut surveiller l’eau de son radiateur. Elle aime l’huile fraiche. Mais elle ne m’a jamais contredit sur les routes à suivre. Lorsque je travaillais par ici je l’avais déjà et nous avons parcouru ensemble tous les chemins. Mais j’ai toujours tenu le volant, je te l’assure.

     

    J’ai tournée à la fourche suivante. Le panneau indicateur avait disparu, mais j’étais certain que c’était là. Ce qui était surprenant était cette ambiance brumeuse qui devenait de plus en plus épaisse. Du smog sur quelques centaines de mètres. Ensuite, un ciel bleu, un paysage clair. Des beaux arbres.

    Puis la voiture s’est arrêtée à nouveau.

     

    Encore ? Pourquoi t’arrêtes-tu ? Nous sommes au milieu de nulle part.

     

    Je ne me suis pas arrêté, c’est elle toute seule.

     

    J’essaie de remettre en route, rien n’y fait. A nouveau, tour de l’engin, ouverture du capot, toute la panoplie du conducteur en panne qui fait semblant d’être capable de comprendre ce qui lui arrive. Pas de fumée. Il reste de l’essence. Elle ne chauffe pas, mais ne redémarre pas.

     

    Ma chérie, il va falloir continuer à pied. J’espère qu’il y a un village ou du moins une ferme pas loin.

     

    Nous n’avons pas mis longtemps à arriver à l’entrée d’un petit village et par chance, la première maison était un garage. Elle avait une enseigne de garage, bien que toute fleurie et n’ayant pas la moindre trace de pots d’huile, de pneus en attente de réparation, de grue.

    Un garagiste souriant, en bleu impeccable se balançait sur une chaise à bascule devant la porte, façon western.

     

    Bonjour. Heureux de vous trouver ! Nous avons un problème avec notre voiture. Elle s’est arrêté pas trop loin d’ici et impossible de la remettre en route. Vous avez de quoi remorquer ?

     

    Bonjour. Oui, je sais. J’ai vu que vous tombiez en panne. Pas besoin de grue, je vais aller voir votre voiture. Elle n’est pas aussi près que vous le pensez, mais dans notre pays tout est relatif. Tout s’adapte au besoin des habitants. Comme vous étiez en panne, la distance s’est automatiquement réduite pour que vous n’ayez pas trop à marcher sous le soleil.

     

    Mon amie et moi arborions le sourire idiot des gens qui se demandent si on se moque d’eux.

     

    Vous ne vous êtes pas rendu compte de votre entrée dans notre Comté Joyeux et Relatif ? Vous avez bien vu la porte de smog ? Dès que vous l’avez traversé, vous êtes chez nous. Je vous ai vu sur la route, là bas et j’ai vu votre voiture s’arrêter et la distance se raccourcir. Mais je vais vous arranger ça. Ce n’est certainement qu’un coup de mélancolie de votre voiture.

     

    Nous étions de moins en moins souriants mais avec l’air de plus en plus idiot et inquiets. Chez qui étions nous tombés ? Qu’est-ce que c’était ces histoires de Comté Relatif ?

    Le garagiste essaya de nous rassurer.

     

    Vous avez un très bon restaurant un peu plus loin, dans la rue principale. Vous pouvez attendre là-bas que je revienne avec votre voiture et juste avant vous avez le syndicat d’initiative. Vous y trouverez la carte de notre Comté avec les plus belles curiosités à visiter et la réponse à toutes les questions que vous êtes en train de vous poser sur ce que je viens de vous dire. Allez-y, je ne serais pas long.

     

    Le syndicat d’initiative nous a offert une carte très détaillée et un petit livre sur le Comté Joyeux et Relatif. Sa fondation par les romains qui exploitaient un peu plus loin les mines de Cinabre

    Des conditions magnétiques particulières, une sorte de microclimat magnétique était la cause de la relativité du temps et de l’espace du Comté. Einstein n’était jamais passé par là, mais il y aurait été heureux.

    L’atmosphère est sensible aux pensées des habitants et les distances s’adaptent pour diminuer la fatigue. Le temps aussi va plus ou moins vite en fonction de l’urgence des faits. C’est simple, une fois que l’on sait.

     

    Le garagiste est arrivé peu après avec notre voiture, qui roulait comme un carrosse royal anglais. Je n’en croyais pas mes yeux.

     

    Comment avez-vous fait ?

     

    Rien de bien malin. Je l’ai consolée, je lui ai expliqué les avantages d’être chez nous et elle a accepté de venir vous rejoindre. Elle restera dormir chez moi. Il y en a d’autres. Et vous pouvez dormir ici. Il fait aussi hôtel et il n’est pas cher.

     

    Et pour la voiture, je vous dois combien ?

     

    Rien. Je fais aussi partie du relatif de notre Comté et j’ai vu que vous n’êtes pas bien riches. Et je n’ai pas fait grand chose. Juste quelques mots bien placés. Je suis très bon avec les vieilles voitures.

    Le lendemain, mon amie s’est levée à l’aube. Elle avait l’intention de tout voir, de tout connaître. Et avec ce temps qui s’allongeait et l’espace qui rétrécissait selon les besoins, elle n’avait pas de problèmes avec son programme chargé.

     

    Moi j’ai pris la voiture pour aller faire un tour. La route avançait devant moi prolongeant le paysage. Comme si elle me fuyait.

    J’ai vu au loin une bouche de feu avec la lave bouillante, d’un rouge violent. On aurait dit Timanfaya, aux Canaries. Pourtant, nous n’avions pas traversé la mer.

    A la hauteur de la bouche, la fumée s’étendait sur la route et sur le paysage. J’ai accéléré. Et je me suis retrouvé à coté d’une de ces bouches de mine romaines.

    J’ai fait demi tour pour aller chercher mon amie, mais impossible de retrouver la route. La bouche de feu qui me servait de référence n’était plus visible.

     

    Désespéré, je me suis arrêté sur le bord du chemin pour reprendre mes esprits. J’ai fermé les yeux quelques minutes pour réfléchir tranquillement. Mais pour réfléchir à quoi ?

    J’ai ouvert les yeux et, nouvelle surprise, j’étais bien assis au volant de ma voiture, mais à l’intérieur de mon garage. Et seul.

    J’aurai pu tout oublier, comme on fait des cauchemars  ou des rêves insensés.

    Mais sur le siège passager, j’ai trouvé une photo de mon amie quelques années auparavant, belle et souriante comme toujours et un Sesterce Orichalque romain très ancien posé sur la photo.

    Depuis, je passe tous mes jours libres à parcourir les routes et les chemins du coin à sa recherche. J’ai peur, cependant que, sans que je ne m’aperçoive, mon temps devienne lent et sa distance s’allonge. C’est certainement pour ça que je ne la trouve pas.

     

    ©Jorcas

     

     


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