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    La bâtisse de l’hôtel se trouvait à l’orée du village, sur un petit promontoire qui dominait la vallée et qui permettait une belle vue sur l’ensemble.

    J’avais pas mal trainé dans la vieille ville, fort jolie et bien entretenue et beaucoup rodé autour du campanile de l’église la plus ancienne, où j’avais découvert une plaque commémorative de l’octroi du privilège de Ville par la couronne d’Aragon. J’avais perdu de vue que cette région avait fait partie des possessions qui avaient étendu un temps le royaume d’Aragon vers le sud de la France et  l’Italie.

     

    J’ai été tenté de diner sur place, mais après avoir tant marché, c’était plus sage de manger à l’hôtel. Trop fatigué pour avoir encore à trainer après le repas.

    Le restaurant de l’hôtel était d’ailleurs bon, avec une salle s’abritant derrière une large baie vitrée qui permettait de prolonger la vue sur la ville, en particulier sur le campanile au flanc duquel j’avais découvert l’inscription aragonaise.

    Repas léger, malgré les spécialités locales et un petit vin qui trompait son monde, avec une apparence innocente tout à fait mensongère ! J’allais certainement bien dormir cette nuit !

     

    La chambre donnait aussi sur la vallée et sur le campanile. Il y avait un point de repère en ville et tout était fait pour qu’on ne l’oublie pas.

    Un grand lit pour moi tout seul, des rideaux tirés pour ne pas être tenté de contempler le campanile sous la lumière de la lune, enfin le repos !

     

    La première sensation a été curieuse. J’avais l’impression d’être rentré chez moi et je sentais que ma femme avait du mal à dormir et tournait sans cesse dans le lit. J’ai étiré mon bras pour lui caresser la tête et la calmer dans son mauvais sommeil et j’ai trouvé le deuxième oreiller, mais aucun corps.

    Je me suis réveillé pour de bon, allumé la lumière pour constater l’évidence : J’étais seul, dans mon petit hôtel du sud de l’Auvergne et il n’y avait personne dans ma chambre. Il faisait sombre dehors, nuit sans bruit. C’était peut être un rêve, conséquence du petit vin traitre.

    J’ai éteint la lumière et plongé à nouveau dans un sommeil qui m’était d’autant plus nécessaire que la coupure était idiote.

     

    Le sommier ne crissait pas, mais le matelas bougeait encore une fois, comme si un deuxième corps modifiait par son poids son équilibre. J’ai allumé la lampe à nouveau, brusquement, sans perdre du temps à passer ma main sur le reste du lit que je savais vide : rien. Bien entendu, rien !

    Je me suis levé, fait le tour de la chambre, ouvert l’armoire, regardé sous le lit, ouvert et fermé les rideaux tout en me disant que j’étais stupide et qu’à l’évidence il n’y avait personne dans ma chambre. Pas de chat égaré non plus. Ce n’était que ma tête qui me jouait des tours, tarabustée par mon estomac, certainement. Le diner était peut être moins digeste que je ne l’avais cru avec mon enthousiasme pour goûter des spécialités du pays.

     

    J’ai éteint rageusement. J’ai parfaitement perçu, derrière mon dos, comme un soupir. J’ai cru aussi entendre qu’une voix faible mais intelligible disait : Enfin !

    Je me suis retourné lentement et, sans allumer la lumière, j’ai tendu brusquement mes deux bras et enserré….le vide !

    Et cette fois la voix était claire : Ecouté ! Ça suffit, dors une bonne fois pour toutes, moi je suis fatiguée !

     

    Mais qui est tu ? Que fais tu dans mon lit ? Comment se fait-il que je peux sentir ta présence, t’entendre maintenant et je ne peux pas te voir ni te toucher ?

     

    Ce n’est pas bien compliqué, pourtant ! Je suis ton ombre et après la journée que tu m’as fait passer, toujours à courir de monument en monument, à tourner autour des églises sous un soleil de plomb, je suis  crevée. J’ai besoin de repos, d’autant plus que je ne peux pas m’échapper dès qu’il fait jour ou dès que tu allumes une lumière. Je suis obligé de me mettre à tes pieds des que la moindre lueur s’annonce, alors, s’il te plait, dors et laisse moi récupérer !

     

    Je n’ai pas osé répondre. Pour lui dire quoi ? C’était bien naturel ce besoin de calme, seulement, je ne savais pas. J’avais bien conscience d’avoir mal aux pieds si je marchais trop, d’avoir mal au dos si je restais longtemps mal assis, mais d’une part, ni mes pieds ni mon dos ne m’adressaient la parole et je prenais mon ombre pour un effet de lumière qui ne me concernait qu’indirectement. J’allais essayer de dormir un peu. La surprise passée, elle ne bougeait pas plus que n’importe quelle autre compagne. On en parlera demain.

     

    Le lendemain, un court diner expédié sans longueurs,  je me suis installé dans le lit après avoir tiré les rideaux et éteint  les lumières et je l’ai appelé : Tu es toujours là ? Maintenant qu’aucune clarté ne te force à me suivre pouvons nous parler un peu ? J’aimerais mieux te connaître.

     

    Il n’y a pas grand chose à dire de moi que tu ne saches pas. Il te suffit de regarder en toi même pour me comprendre car être ton ombre n’est rien d’autre qu’être un peu de toi un peu détaché de ton corps.  Ma vie d’ombre consiste à t’amplifier face à toute lumière. Seulement avec l’âge, tes mouvements incessants me fatiguent et je me traine derrière toi lamentablement lorsque tu t’accordes une journée de visites de monuments sous le soleil. Encore, lorsque c’est un musée, la lumière est toujours tenue, je n’ai pas besoin d’être dense, mais tes églises, tes cathédrales et tes campaniles en plein soleil m’usent. Je n’ai plus vingt ans, tu devrais le savoir !

    Tu as bien entendu dire de quelqu’un qu’il n’est plus l’ombre de lui-même ? C’est parce que nous vieillissons plus rapidement que vous à force d’être mis à contribution dès la moindre lueur.

    Lorsque tu travailles à ton bureau, avec cette lampe à forte puissance que tu as mis derrière toi depuis que tes yeux voient moins bien, je suis toute étalée sur ta table, comme tourneboulée.

    Alors, bien sûr, toi et tes sauts d’humour permanents, tu te lèves, tu changes de position, tu passes à autre chose, ce n’est pas étonnant que tu sois, comme on dit, plus rapide que ton ombre !

     

    J’étais tout contrit, coupable comme je l’étais à l’évidence, sans jamais l’avoir su, d’un si mauvais traitement à ma compagne la plus ancienne. J’ai caressé doucement l’oreiller sur lequel j’ai supposé qu’elle se détendait, car dans l’obscurité totale je ne pouvais plus l’apercevoir et j’ai fait mentalement la liste des dispositions que je prendrais dès le lendemain pour lui rendre la vie plus douce.

    Je n’allais pas changer mon goût pour les monuments historiques, mais je ne ferai plus de visites en plein soleil. Ou alors, en marchant seulement dans les parties ombragées, sans soleil direct.

    J’allais changer toutes les lumières de la maison, en particulier dans mon bureau, où je passais le plus clair du temps, et les remplacer par des lampes au plafond, qui projetteraient la lumière sur moi et lui permettraient de se reposer  sur mon corps, toute recroquevillée sur moi.

    Il faudrait dorénavant que je fasse attention à ne pas l’éclipser, à la maintenir dans un doux clair-obscur pour lui adoucir sa condition qui l’obligeait à vivre à l’ombre de moi-même. Il ne fallait pas qu’elle prenne peur d’elle-même et pour l’endormir, chaque soir je lui réciterai du Baudelaire : Ombres folles, courez au bout de vos désirs !

    Ah, qu’elle sera douce ainsi, accrochée à mon cou !

    ©Jorcas

     

     


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    Assis aux portes de l’heure

    Transfuge, vivante

    A l’orée de sa chaleur

    Salué des futurs disparus

    Grouillant de l’ignorance

    Qui guide leur démarche brouillonne

    Dans le lacis des branches basses

    Fleuries, gorgées de sucs gouteux

    Offerts sans aucune contrainte

    Se tient le vieux oublieux

    Des convenances, des rites

    Des fausses larmes séchées

    Au péril de l’oubli

    Le rayon de lune qui l’entoure

    Rature son nom de la dalle

    Et tire le rideau de la Scène

     

     


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    Je vis dans une ile. Une vraie, perdue au milieu d’une mer sans limites, sans d’autre terre à l’horizon.

    Je ne sais pas comment je suis arrivé là. Quel a été mon naufrage : un bateau perdu ? Un avion dérouté et sans kérosène ? Mon imagination ?

     

    Pour le moment, j’ai beau la parcourir, la fouiller, pas de Vendredi. Je ne peux pas penser que je me suis mis, en rêve, dans la peau de ce brave Robinson.

    Toujours est-il que j’en suis là.

     

    Quelle sensation ? Je suis ma frontière, ma seule frontière. Ça a du bon, mais c’est aussi très pauvre. Pas de contradiction, pas de bruit de pas, pas de baiser non plus.

     

    Lorsque je me suis rendu compte de cette situation, j’ai eu d’abord les réactions normales du naufragé. J’ai allumé des feux, j’ai écrit des S.O.S. sur le sable avec tout ce que j’ai trouvé alentour. J’ai vu assez de films sur la question pour en connaître le B à Ba. Une sorte de reflet : naufrage égal ile égal au-secours !

    Et une fois tout en place, je ne suis pas plus avancé.

     

    L’avantage des films est que le scénario est écrit complet, du début jusqu’à la fin. Voilà les deux bouts qui me manquent : je ne sais pas comment cela a commencé et je ne sais pas comment cela finira.

    Naturellement optimiste, je suppose  que je vais m’en tirer vivant. Il se produira bien un fait que je ne peux pas décrire aujourd’hui qui me fera revenir au monde des Autres. Peut être tout simplement le mouvement des plaques tectoniques rapprochera mon ile d’une terre pour le moment invisible.

     

    Deuxième difficulté : Comme je n’avais pas prévu l’affaire je n’ai pas apporté avec moi le moindre block de papier ni de crayon. Je suis obligé d’écrire sur le sable. Je m’éloigne du bord de mer, mais il y a le vent. Je ne sais pas ce qu’il en restera, jour après jour, comme souvenir de mon passage. Vous n’en saurez peut être jamais rien de moi.

     

    Il y a bien autour de moi la mer. J’ai toujours été amoureux d’elle. Mais maintenant je sature un peu. La mer était d’autant plus belle que je pouvais la quitter. Je pouvais l’entendre et rester dans ma cabane sans la voir. Maintenant qu’elle est devant et derrière moi sans arrêt, sans échappatoire, je me pose la question de mon amour. Est-il toujours aussi grand ? Qu’en restera-t-il au terme d’un temps que je ne peux pas estimer ? Après avoir été fou d’elle, deviendrais-je fou à cause d’elle ?

     

    Voilà. Cela fait un moment que ça dure. J’ai écrit tout ceci pour me le dire à moi-même, pour prendre conscience de ma réalité. Bien que cela ne me mène nulle part. Je me demande si je ne devrais pas tout effacer. Dans une ile comme celle-ci, n’est-ce pas mieux de ne pas savoir, de ne pas douter, de  ne pas questionner ?

     

    Je n’ai plus qu’un vague souvenir des Autres. Sont-ils comme le soleil, présents dans la journée, disparus la nuit ? Sont-ils aussi chauds mais aussi silencieux ? Suivent-ils leur chemin sans la moindre entorse, sans le moindre geste pour vous faire savoir qu’ils savent que vous êtes là ?

     

    J’aurai bien mis tout cela dans une bouteille que j’aurai jetée à la mer. Pas de papier, je l’ai déjà dit et pas de bouteille. Je me mets chaque jour à un bord de mon ile et je récite toute cette histoire, que j’ai apprise par cœur.

    Dans ma jeuneuse j’aimais bien une chanson qui encourageait un vagabond à chanter sa misère que l’air porterai peut être jusqu’au village où son amour l’attendait.

     

    Après je m’assois sous le vent et j’attends je ne sais pas quoi. Je ne peux pas appeler un miracle, qui n’aurait pas beaucoup de possibilité dans ma solitude. Peut être que la bulle de savon éclate et je me retrouve dans mon salon. Où que le vent l’emporte au-delà. Quelque part où la terre n’aurait pas de fin. Je pourrais marcher chaque jour un peu en attendant de trouver un Autre. Ou de me trouver moi-même.

    Je laisserai des traces tout au long de ma marche pour que quelqu’un d’inimaginable puise un jour les suivre et me trouver. C’est lui qui vous contera mon histoire.

     

    © Jorcas

     

     


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    Renfermés sur eux mêmes tels des hommes en marche pour une nouvelle guerre

    Qui n’a pas encore de nom, pas encore de morts attribués en pleine conscience

    Avec la joie assumée d’un quelconque capitaine représenté les armes à la main

    Et le cortège d’aveugles, de clients en attente de prébendes, de veuves possibles

    Creusant de leurs pieds la Nouvelle Ornière censée conduire vers La Lumière

    Qui sera nommée le moment venu par un cœur de servants habillés d’or

    Dans le silence d’une gigantesque cloche à fromage filtrant l’air vicié des souris

    Prison transparente, invisible, sournoise, acceptée de bon gré sous la menace des armes

    Avec vue imprenable sur l’habit chamarré de l’apprenti dieu hissé sur le bras d’une grue portuaire

    Et les rires et applaudissements des foules invisibles, produits et transmis par le Bruiteur Exclusif

    Le bonheur assuré pour les siècles à venir à moins d’un accident survenu lors du creusement d’un tunnel par des souris nues, sourdes, n’ayant pas encore passé le test du laboratoire d’assimilation forcée.

    Mes belles petites sœurs !

     

     


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    Je suis très impressionné par les noms de rues. Surtout celles qui portent le nom d’une personne qui a réellement vécu. Un fleuve, une montagne, une plante, ça ne dénote pas dans mon paysage. Mais un nom propre !

    Si je meurs un jour, ce qui paraît-t-il m’arrivera, ne donnez pas mon nom à une rue. Je crois que je mourrais une deuxième fois, mais de froid, dans un panneau métallique répété à chaque croissement. Repris dans des guides, ce qui tue toute intimité. Non franchement, je n’en veux pas.

    Je fais tout mon possible pour ne pas le mériter. Pas de batailles ; pas de peinture ; le moins de littérature possible sous couleur  d’étaler des lettres à la queue-leu-leu ; je me refuse à traverser la mer dans une boite à cigares. D’ailleurs, j’aime trop la mer pour lui faire un pareil affront.

    Non, pas de rue ni de place non plus, s’il vous plait.

     

    J’aimerais assez, si vous tenez tellement à perpétuer mon nom, que vous me dédicaciez un arrêt de bus.

    Dans une rue passante et avec une ligne bien fréquentée. Je vous laisse le choix du numéro de la ligne. Pas trop long. Style 333, vous voyez ?

    Ce qui me ferait réellement plaisir c’est qu’il y ait, dans mon abri, un banc confortable, protégé du vent et de la pluie par un auvent en verre et un toit pas trop cornichon.

    Le toit c’est moins important. On lève peu les yeux aux cieux dans les arrêts de bus, sauf s’il est encore en retard.

    Sur ce banc, dans la journée viendront s’asseoir successivement les plus belles femmes du quartier.

    Telle belle brunette toujours un peu en retard, qui va au lycée où elle enseigne. Les mardis matin la blonde exubérante pas idiote pour deux sous, contrairement à ce que dit la vox populi crétine à la mode. A midi, les écolières qui rentrent manger à la maison. Au milieu de l’après midi, les belles mal mariées qui s’éloignent une heure ou deux de la maison. Le soir, les travailleuses, encore belles malgré une journée de bureau à écouter des inepties et taper des rapports sur des statistiques bidonnées ou des marchés à conquérir déjà pris.

     

    Au tout début de la nuit, c’est le tour des amoureux. Je me chanterai le Brassens en tête pendant qu’ils se mangeront à qui mieux-mieux, qu’ils se baigneront dans leurs larmes chaudes, qu’ils ne sauront plus que faire de leurs mains et surtout, qu’ils se diront toutes ces petites choses que se disent les amoureux.

    Je sais que c’est un tas de niaiseries, que souvent après on regrette d’avoir promis tout ça. Mais c’est un des rares moments ou les hommes et les femmes se disent les uns aux autres des choses simples, propres, sensibles, accessibles au premier venu, avec sincérité, ce qui est peu fréquent par la suite.

     

    Lorsque la nuit devient plus noire, lorsque c’est l’heure pour les amoureux de rejoindre papa-maman ou leurs époux-épouses légitimes, il y a les clodos.
    Là, je voudrais que vous vous mettiez un peu en frais. Les preneuses de bus de la journée gardent leur manteau pour s’asseoir. Les amoureux ont le chauffage central, tandis que les clodos, même ceux à litron, les pauvres, ils caillent.

    Je verrais bien un petit chauffage électrique, mais c’est certainement beaucoup demander. Vous pourriez faire payer aux publicitaires quelque collecteur solaire qui rendrait sa chaleur la nuit.

    Enfin, je vous fais confiance, mais il faut les soigner, mes clodos.

     

    Car ils sont un résumé de tout le reste de la journée. Un résumé mis au caniveau, mais tout de même ! Ils ont certainement eu dix huit ans et une amoureuse à câliner sur un banc. Ils ont eu une femme qui allait au travail lorsqu’ils commençaient à être chômeurs mais qui n’était pas encore partie –marre de toi !- avec le voisin du troisième. Ils ont certainement promis dans un cinq à sept de trouver un travail si elle quittait son vieux mari pour vivre avec lui.

    Eux aussi, ils ont essayé de ne pas mériter que leur nom soit gravé sur une plaque. Ils ont tout raté, ils ne laissent pas de trace dans l’histoire. Heureusement le chien, moins regardant que les humains, les a suivi et leur jette souvent des regards doux.

    Soyez gentils avec eux

    Ils seront contents de s’abriter pour la nuit dans mon arrêt de bus.

    Moi aussi, je serais content si jamais je l’apprends.

     

    © Jorcas


     


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