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    Illusion de rayonner. Ebriété du pouvoir sur les êtres et les choses. Socles friables que les jours couvriront de poussière.

    Oui, mais c’est une telle ivresse que de se sentir non pas supérieur, restons modestes au moins en paroles, mais sur un socle, quelques millimètres tout au plus qui compensent, à notre vue, du moins, ce que la nature a certainement voulu, mais n’a pas rendu bien perceptible au premier regard !

     

    Les avenues se déroulent sous les pas du puisant, les branches des arbres s’inclinent et très vite, une cour se forme qui, la première, sent la différence. Certains parmi ceux-là pensent que c’est à leur adresse et à leur volonté que tout est dû. Mais ils se trompent en inversant le sens des causses et des effets.

     

    Cet environnement cache un peu la forêt, c’est vrai. Dans leur souci d’adoucir la vie du Plus Elevé, il forme un écran face à l’ordinaire, mais il assume aussi la solution des questions les plus triviales, qui seront réglées bien ou mal, mais en tout cas disparaîtront du paysage. Au moins pour quelque temps.

     

    Et la vie peut continuer ainsi quelque temps, sans accrocs, sas secousses. Seulement, les fameuses colonnes d’Hercule n’ont jamais été au bout de la mer. Elles sont toujours sur terre, quelque part à la croisée des chemins qui, tôt ou tard, seront empruntés par le char de l’astre le plus brillant. Au delà, disaient les anciens, il n’y a rien, le néant. On y tombe seul, on reste seul, tant l’immensité est profonde, large. Que feront alors tous ceux qui de gré ou de force ont si longtemps entouré le socle du Plus Haut ? Et le bruit de leurs fêtes parviendra-t-il au delà du fatidique Nec Plus Ultra ?

     

     


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  • Il a acheté ce livre sans même en feuilleter quelques pages, sans lire la quatrième de couverture, sans en avoir jamais entendu parler. Mais cet auteur était renommé. Un grand.

    Il n’était pas sûr d’avoir déjà lu quelque chose de lui. Ou pas autre chose que des extraits plus ou moins longs.

    C’était un achat d’amour propre, d’apparence : impossible dans sa situation, dans ce qu’il croyait représenter de ne pas avoir lu quelque chose de lui.

    Serait-il déçu ? Peut être. Oserait-il le dire ? Déjà moins sûr. Pour qui se prenait-il ? D’où tenait-il qu’il en avait la capacité, l’autorité nécessaire pour s’instituer censeur ?

     

    Dans une réaction d’autodéfense ou de lâcheté, il se disait en lui-même qu’il ne pouvait pas tout connaître, tout avoir lu. Tout le monde comprendrait ça.

    Mais dans le doute il valait mieux en prendre vite connaissance de n’importe lequel de ses écrits, jauger le style, la force de ses mots, la manière d’aborder et développer un sujet. Ensuite il lui serait possible d’avoir un avis plus construit en apparence, même s’il n’était pas plus documenté.

    Il avait toujours dit qu’il ne valorisait pas trop la connaissance  encyclopédique mais la compréhension. Et pourrait faire porter à une défaillance de sa mémoire l’incapacité de citer les contenus, sinon les titres, nombreux, des livres publiés par cet auteur.

     

    Vis à vis des lecteurs du magazine avec lequel il collaborait ce ne serait pas trop compliqué de conserver sa bonne image. Les commentaires de ceux qui pourraient trouver ses citations de tel ou tel auteur insuffisants arrivaient par lettre ou, de plus en plus par mail ; cela lui laissait le temps de préparer une réponse solide, de se documenter avant de publier dans le numéro suivant le texte reçu et son commentaire.

    Le problème était le face à face avec Elle.

     

    Ils s’étaient rencontrés lors d’un festival littéraire organisé dans sa vieille fac de lettres.

    Une farandole de lectures de textes et commentaires laudateurs de spécialistes qui coulaient leur gloire recherchée dans celle avérée des auteurs qu’ils encensaient.

    C’était une évidence que chacun de ses conférenciers espérait se faire remarquer par la beauté de ses paroles, par le contenu riche et élaboré de son intervention. L’écrivain, le poète objet de l’intervention n’était que l’excuse, le mal nécessaire auquel ils avaient recours pour attirer un peu de la lumière des projecteurs sur eux.

    Ce sont les premières paroles que sa voisine a prononcées lors d’une petite pause, après le passage par la tribune des premiers orateurs. Et elle lui a tendu sa main pour en faire connaissance en lui demandant : N’est-ce pas votre avis, Monsieur le critique ?

     

    Elle l’avait reconnu. Sa photo accompagnait chaque semaine ses petits articles. Il en était à la fois fier et intimidé.

    Bien sûr que oui !

    Il n’aurait pas été capable de dire autre chose, d’abord parce que trop timide, surtout avec les femmes, il était ébloui par elle. Ce n’était pas une beauté classique, statuaire, mais elle avait une tête très séduisante, des yeux magnifiques et manifestement pas le moindre doute sur son attrait et ses connaissances littéraires.

     

    Un en-cas  rapide ensemble à midi, un diner plus long à la fin du festival, un rendez-vous pour la suite après un repas pendant lequel ils n’avaient pas cessé de parler, surtout de littérature plus que d’eux mêmes. Plus exactement, elle n’avait pas cessé de parler, avec enthousiasme, de poésie, de ses auteurs préférés, de sa lecture régulière du magazine et de ses chroniques et commentaires aux textes reçus. Elle lui avait même écrit deux ou trois fois et avait apprécié ses réponses. Elle voudrait justement profiter d’avoir fait sa connaissance pour pouvoir lui poser directement un tas de questions, lui soumettre ses avis, lui demander son point de vue.

     

    Il a inventé un bon prétexte pour que le rendez-vous en question ne soit pas trop rapproché.

    Le lendemain il s’est précipité dans la grande librairie qu’il savait mieux achalandée que toutes les autres de la ville pour en faire des courses dignes d’un directeur de bibliothèque. Elle avait parlé de littérature asiatique, en particulier de la Chine et du Japon et de la Corée. Puis d’Australie et de Nouvelle Zélande. Un petit peu des Caraïbes et d’Amérique Centrale.

    Il a raflé ce qu’il y avait dans les rayons et, conseillé par le libraire, passé une bonne commande à traiter en urgence. Un éventail d’auteurs dont il n’avait parfois jamais entendu parler, mais que le libraire et les catalogues lui présentaient comme les principaux représentants de cette expression éloignée de ses repères mais qu’Elle avait dit admirer.

     

    Aidé et poussé par le souvenir de cette femme, souvenir qui embellissait d’heure en heure, encouragé par l’importance du prochain rendez-vous, heureux comme un adolescent face à sa première rencontre amoureuse, il se mit à bachoter comme si sa vie future en dépendait.

    D’ailleurs, sa vie future en dépendait peut-être !

    Il ne devint pas un spécialiste de littératures peu fréquentées dans les cercles littéraires du pays, mais en apprit assez pour tenir le coup une première fois. Cette joie folle qui envahit les timides amoureux lui apporta la force nécessaire pour retenir des noms, des titres qu’il n’avait pas vraiment entendu auparavant. Ses synthèses portant sur les styles et les sujets retenus étaient mémorisées sans hésitation. Il se sentait fort et conquérant. Assuré d’être à la hauteur espérée par Elle.

     

    Ils avaient pris rendez-vous dans un petit café, pas loin du Quartier Latin, mais dans un endroit moins visité par les touristes, les apprentis artistes et les midinettes à parure intellectuelle. Ils y auraient tout le calme requis pour une rencontre à haute densité littéraire et, pour lui, à haute tension personnelle.

    Elle était déjà là à son arrivée, installée dans une table au fond de la salle. Avec elle, une belle orientale souriait en l’écoutant parler.

    Légèrement décontenancé par cette deuxième présence, non prévue dans son mirage, il respira à fond et alla jusqu’à la table.

     

    Bonjour ! Je suis heureuse de vous revoir. Installez-vous entre nous.

    Je vous présente LI, mon amie et associée.

    Ensemble, nous avons créée une petite entreprise vouée entièrement à la publication littéraire et que nous espérons pouvoir développer, si possible avec votre aide.

    Nous lui avons donné le nom de « Lesbos et Belles Lettres » afin de bien marquer nos goûts et nos orientations. C’est une véritable croisade  que nous entreprenons sous la bannière de Sapho, notre poète tutélaire, pour défendre une expression sans laquelle la littérature  est amputée d’une de ses plus belles et plus riches parcelles.

     

    Dès le lendemain, il a abandonné la rubrique littéraire pour assurer la section culinaire du magazine. Et il ne remis plus jamais les pieds dans un quelconque festival !

    © Jorcas

     

     


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    Je suis né n’importe où. Pourquoi ne pas m’inventer ma propre ville ? Je peux naître et vivre dans un environnement fabriqué de toutes pièces mentales. Qui le saurait ?

    Il me faut éviter les couleurs vives, genre bonbon à la fraise, qui font de suite penser à un mauvais décor de film. Je me rappelle d’une visite au centre historique d’une vieille cité espagnole dans les Caraïbes, reconstruite par des architectes californiens dans la forme qu’on imagine qu’elle avait et peinte de couleurs vives, impeccablement entretenus. De loin, on aurait juré du carton, du décor de film et technicolor. Ça m’a gâché la visite !

    Sobriété, donc, du moins dans l’apparence externe, celle qui vous situe de suite comme quelqu’un de bien, un bourgeois de bon aloi, presque l’héritier du principal banquier de la place et non comme le fils dévoyé de la troisième génération, qui ne pense qu’ à la meilleure manière de bruler les bienfaits dont il profite, si durement acquis par les générations précédentes.

     

    L’apparence étant sauve, on peut mettre dedans ce que l’on veut. Des belles avenues dans les quartiers « hauts » et des ruelles pisseuses, malfamées et drôles à souhait dans la ville basse, toujours la ville ancienne, celle qui a de la saveur qui colle aux murs. Les êtres le plus divers et les plus mirifiques et, bien entendu, les femmes les plus belles. Nous sommes encore sous le régime macho, il est vrai notablement affaibli, mais puisqu’on met l’affaire au passé, même récent, on peut perpétuer l’esclavage féminin au seul profit des jouisseurs masculins.

     

    Ensuite, l’affaire la plus complexe : lui donner un nom. Voyez les grands écrivains qui ont eu recours à la chose, soit ils ont fini dans une banalité attristante, genre Sainte Marie de la Rivière, soit sont tombés dans un exotisme peu crédible, avec des noms supposés indiens (pour la belle et riche littérature sud-américaine) ou d’un grec douteux pour les européens convenablement vernis de culture classique.

    On ne peut pas non plus faire des jeux de noms avec les grandes capitales. Pas de Parizone ni de Londonugly qui déclencherait l’attaque de myriades d’avocats dans tous les barreaux ouverts le dimanche. Quelque chose de plus poétique.

    J’ai opté provisoirement par un nom simple: Sourire

    Accompagné d’une enquête-votation ouverte à qui voudra bien proposer autre chose, accompagnée d’un léger obole, payable dès la souscription (la nouvelle ville doit bien vitre !) et avant le tirage au sort pour baptême définitif avec un nom  parmi ceux, sans le moindre doute digne de passer à l’histoire, qu’elle portera par la suite et à tout jamais.

    © Jorcas

     

     


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    J’ai été un peu menteur, hier, mais un peu seulement.

    Histoire d’écrire quelques mots sans avoir trop à dire, un peu en colère par quelque ânerie  lue ici où là. Mais pas si malheureux que ça.

    Car hier c’était son anniversaire. 9 ans et presque toutes ses dents. 16 marmots criant, courant, s’arrachant qui un ballon, qui un jeu. La vie à pleines mains !

    J’aurais été chien d’être triste en même temps. Alors j’ai fermé ma boite à malheur jusqu’au soir pour ne pas avoir que le noir comme couleur de cirage.

    Puis ils sont tous partis, j’ai couché la plus petite, endormie dans un coin du salon, promis à la grande qu’il y aurait encore du gâteau le lendemain et rouvert un livre pour ne pas ouvrir les yeux. Ne pas gâcher trop vite ce peu de plaisir glané.

    Un livre d’histoire. Ce n’est pas ce que j’ai fait de plus intelligent. XVII siècle, un tas de morts de la peste, de guerres, l’humanité resplendissante !

    Alors, je suis revenu vers les blogs, ces trucs malmenés par les puristes, par les conservateurs de je ne sais pas qu’elle aube ancienne, par les journalistes qui se sentent concurrencés, par ceux qui ne savent pas ce qu’est une souris, bref, par un tas de gens, tas par chance décroissant, qui s’en prend à ça comme il pourrait s’en prendre à la glace à la vanille. Le tout c’est de râler un peu, aussi inutilement que possible.

    Alors, j’ai lu des poèmes. Poèmes d’amateurs, comme moi. Pas de grands noms. Poèmes doux, pétris de sincérité et parfois de candeur, mais quel rafraichissement !

    Des rires et des larmes. De la vie par tous les interstices. Un peu comme dans les jeux des enfants.

    J’ai dormi, cette nuit, comme ma petite. Profondément, en rêvant  qu’il y avait tout de même beaucoup d’inconnus, de sans grade, de sans prétention que je serais bien content de prendre dans mes bras !

    © Jorcas

     

     


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    Rien de particulier n’avait attiré mon attention, si ce n’était l’énorme quantité de gens qui, le long de toutes ces ruelles, se déplaçaient de cabane en cabane, tantôt pour contempler les petites pièces de décoration, les bougies, les dentelles en bois et les mille autres produits proposés, tantôt pour boire une bière ou un verre de vin chaud, manger une saucisse ou un hareng fumé sur le moment.

    Je faisais la même chose que tout le monde et je suivais donc le mouvement ordonné, rythmé, du même pas que tous. Mon regard accroché par la foule de petites choses exposées, j’étais convaincu de me déplacer à mon gré, profitant de tout ce que l’œil pouvait saisir comme merveilles ou, au contraire, comme objets d’une totale banalité ne méritant pas le coup d’œil.

     

    J’ai essayé de m’approcher d’un petit stand, dont je distinguais mal les produits, mais qui me semblaient différents de ceux que je venais de croiser. Mais je n’arrivais pas à me dégager de la masse de gens, je ne pouvais pas prendre une direction différente de celle du courant.

    Je me suis alors rendu compte que, depuis le début, j’étais porté par ce courant que je croyais suivre. Je n’avais pas de réelle autonomie. Mes pieds se posaient bien l’un devant l’autre au pas marqué par tous les autres, mais c’était comme si la commande de ce mouvement ne venait pas de mon cerveau, mais de quelque part, dans ce magma, informe dès que l’on voulait le percevoir dans son ensemble.

    Dans le détail, pourtant, il n’y avait là que des hommes et des femmes, jeunes et vieux, se mouvant ensemble le long des cahutes. Une sorte d’énorme chenille dont les pattes étaient les corps des visiteurs.

    Moi-même, j’étais aussi devenu une de ces pattes, sans autonomie, sans la liberté que je croyais avoir d’aller à mon gré.

    Mais je pouvais encore penser, réfléchir par moi-même, me dire qu’il s’agissait sans doute d’un rêve, d’un cauchemar, plutôt, dont je sortirais dès que ma volonté serait assez forte pour briser le sommeil ou que l’effarement, comme il arrive la nuit lors des mauvais rêves, serait tel que le corps, bondissant, aurait un mauvais réveil, un réveil violent, mais un réveil tout de même.

     

    La chenille à pattes humaines arrivait alors à un carrefour où son corps se scindait en deux ; C’était une petite place, emplie, elle aussi, de baraques comme celles de la rue principale, et le chemin qui la bordait revenait au flux central quelques dizaines de mètres plus loin, reformant le volume initial de la chenille.

    J’étais fermement décidé à trouver le moyen de m’échapper, de me désengluer de ce déferlement visqueux et devenir indépendant, petit homme seul face à la foule.

    J’ai repéré une pierre à un angle du chemin. Elle semblait m’attendre, faite pour moi seul, peut-être vue par moi seul. Dès que je l’ai suffisamment approchée, j’ai bandé tout mon corps, comme s’il me fallait faire un effort surhumain, et j’ai sauté sur elle.

    J’avais réussi cette première étape.

    De mon petit promontoire, juste quelques centimètres plus haut que la ligne de la chenille,  je distinguais bien les têtes qui conformaient la foule, tantôt souriantes, tantôt inexpressives, le regard figé sur la succession d’objets plus que sur les objets eux-mêmes. J’étais certain que la plupart des yeux ne déchiffraient qu’un arc-en-ciel de couleurs sans contours, une forme vague, continue.

     

    Je me suis enhardi de ma première prouesse : Et si je leur parlais ? Si je les obligeais à voir ce qu’ils étaient devenus en entrant dans cette cohorte en mouvement ? Si je tentais de les faire sortir du bloc, redevenir des individus ?

    J’ai levé les bras et crié fort : Ecoutez-moi, j’ai des choses à vous dire, je voudrais vous parler !

    Vous êtes dans un lieu de fête, mais vous y êtes pour vous-mêmes ; Pourquoi vous laissez-vous gagner par ce pas uniforme, par cette monotonie faite de répétition des mêmes gestes par chacun ?

    Profitez vraiment de la vue de tous ces objets, touchez-les de vos mains, regardez ce qui vous plait, mangez  ce que vous avez envie de goûter, brisez les rangs qui vous enserrent!

    Le silence, ou plutot la continuité du bruit, du même bruit, sans mots intelligibles me répondant, rendait difficile à dire ce qui se passait effectivement.

    J’ai eu l’impression que ceux qui étaient proches ralentissaient, cherchaient à comprendre mes paroles, mais poussés par ceux qui venaient derrière, trop loin pour m’avoir entendu, continuaient à se mouvoir alors que leurs pieds, leurs jambes, étaient au repos. Peut être sentaient-ils une douleur physique de se voir ainsi amenés à avancer alors que leur attention avait été attirée par mes mots, que leurs regards s’étaient décrochés, pour un instant, de la succession de baraques, d’objets, de couleurs.

     

    Je faisais peut-être erreur de croire qu’ils étaient mal à l’aise, qu’ils s’étaient, comme moi, laissés gagner par l’amas visqueux sans savoir ce qu’ils faisaient, par surprise.

    Peut-être, au contraire, le sens de leur visite était de s’intégrer à ce conglomérat, de le constituer en s’abandonnant, en se dissolvant dans ce tout qui n’était qu’une somme d’humains que par apparence trompeuse. Quel corps avait-je en face ?

    Ma rationalité me disait que ce n’était pas un corps, mais un ensemble de corps, tellement serrés les uns contre les autres qu’ils ne pouvaient faire autrement que de se laisser aller ensemble, sans rompre l’harmonie, sans se mouvoir autrement.

    Pourtant, moi j’avais réussi à sauter sur cette pierre ; Si je le voulais, maintenant, je pourrais en descendre et marcher à contre-courant, revenir au point de départ puis m’en aller seul, par des routes vides ou du moins, non encombrées par des foules humaines.

    Pour moi, cela avait un sens, c’était ma vie, c’était ma liberté, mais pour aller où ? Et si au bout d’un tel chemin je ne trouvais plus personne ? Si je me trouvais dans une nature de plus en plus vide, de plus en plus déshumanisée ? En fin de compte, eux, ils avaient l’air d’être contents d’être tous là, de se tenir compagnie de cette manière agglutinante ; Personne n’avait l’air malheureux, au contraire, on entendait peu parler, mais on entendait rire, partout.

     

    J’ai donc sauté de ma pierre et, silencieux, je me suis appliqué à revenir au point de départ lentement, sans heurter violemment personne, mais en marchant fermement dans le sens que je m’étais fixé. J’étais content de moi, d’être capable de suivre la route de mes pensées et de me libérer de la chenille. Elle s’ouvrait devant moi pour me laisser le passage, me regardant de ses centaines de yeux rapportés, étonnés, me semblait-il de me voir prendre une direction pour eux forcement erronée, contraire au bon sens. Dès que j’aperçus une rue vide, je l’ai prise sans difficulté; Personne ne me retenait, aucune force ne me maintenait uni à ce corps qui peu auparavant m’avait littéralement absorbé, qui menaçait de me digérer.

     

    Ma petite rue, après détours et croisements avec des culs de sac arrivait à une foret que je n’avais pas vue lorsque j’étais arrivé en ville. Ce n’était certainement pas la même partie de l’agglomération, mais elle était jolie, les arbres, parmi lesquels courait un sentier me semblaient accueillants.

    Voilà que j’étais réellement libre. Et seul.

    Pourtant, ce sentier était construit, ce n’était pas simplement un écart entre les troncs ; Je n’étais donc pas le premier à venir là, je n’étais seul qu’en apparence, seul à la vue, mais d’autres m’avaient précédé. Peut être s’échappant aussi d’autres chenilles, peut être simplement pour parcourir la forêt, pour être en compagnie d’amis, ou d’inconnus volubiles, désireux de dire et d’entendre des réponses à leurs paroles. A quoi pouvait servir, en effet d’être un très grand nombre sans pouvoir se parler, sans rien avoir à se dire, sans choisir les couleurs que l’on aimait, pas forcement les mêmes que le voisin, mais ni plus belles ni plus laides.

    Je m’attendais à arriver dans une clairière, peut être avec des bancs, des fleurs. Mais ce n’était que mon imagination qui redessinait la forêt au gré de mes envies du moment. Il était tard, donc les autres étaient certainement rentrés chez eux ou trainaient encore à la fête, conformaient encore le corps de la chimère qui se déplaçait le long des principales rues de la ville.

     

    Je me suis dit qu’au fond je n’étais pas chez moi, que je ne connaissais rien aux coutumes du lieu, à leurs façons d’être, à leurs goûts. J’ai eu envie de partir loin. Mais je reviendrais.

    Il faudrait que je choisisse mieux le jour ; Pas un jour de fête, mais un jour normal.

    Et je devrais certainement mieux m’arranger pour rencontrer quelques personnes, aller dans  des bars, des clubs, des endroits accueillants.

    Leur dire ce que je ne comprenais pas : Que je les aimais un à un, comme j’aime tous les vivants, mais pas les foules désincarnées, bruyantes sans paroles. On devrait pouvoir se comprendre si je  ne leur imposais pas mes goûts et eux ne m’absorbaient pas dans leur gigantesque Tarasque.

     

    Oui, je reviendrais, même sans raison, même sans espoir, mais tout de même un peu, car s’il y a des humains, je suis sûr d’aimer les marchés de Noël.

     

    © Jorcas

                                                              

     


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