• Lorsqu'il reprit la route le lendemain, il faisait encore nuit. Le soleil n'allait pas tarder à se montrer et il voulait passer inaperçu, arriver dans le Méandre avant que les premiers rayons de lumière ne touchent le granit

    Il s'est assis à quelques pas derrière la statue pour pouvoir la détailler minutieusement

    C'était surtout le cou dévoilé par le chignon relevé qui l'attirait. Il apprenait par cœur la courbure des épaules, les bras, croisés devant la taille, dans la même position que la jeune femme du tableau de Dali, appuyée sur le rebord d'une fenêtre imaginaire. Puis son corps, plus svelte, plus séduisant

    Combien de fois a-t-il fait des yeux le même parcours?.  L'image de la statue l'habitait comme une estampe gravée en lui depuis toujours.

    Il s'est levé et approché d'elle en voyant que les rayons de lumière, glissant sur son dos, changeaient son apparence. On aurait dit un tissu qui descendait le long de son corps. La lumière, en l'éclairant, la déshabillait, faisait disparaître l'ombre-toile qui la couvrait pour la nuit pour brûler sa peau, chauffant la pierre, l'inondant de force, de vie.

    Ce jour là il n'a pas osé la toucher. Il était assez près pour sentir sa réverbération. Il croyait en percevoir l'odeur, tant sa fantaisie débordait, attisée par la vue de cette statue en lumière. Mais il restait à quelques centimètres, sans bouger, presque sans respirer, ses yeux allant d'un point à l'autre du granit, relevant quelques impuretés qui, tels des grains de beauté faisaient ressortir la finesse de l'ensemble.

    Comme la veille, des vieux vers lui revenaient en tête:

    « Vivre l'instant sans souvenir,

     Vivre l'instant sans lendemain,

    Brûler chaque seconde le sang qui flue »

    Il les comprenait peut être mieux que lorsqu'il les avait écrit. Il les vivait, tellement l'instant présent était empli par la vue et la pensée de cette statue, hors de toute réalité différente, sans préalable et sans intention d'aucune sorte. Il était vivant en ces pensées, en ce regard, tout entier accaparé par le granit.

    La lumière, encore elle, le ramenait à un monde en mouvement En se couchant, le soleil revêtait à nouveau la statue d'une toile sombre, le granit laissait échapper les derniers bouffées de la chaleur reçue, la brise de mer faisait tourner les herbes qui semblaient lui indiquer la route à prendre.

    Il est retourné au village et, peut-être pour la première fois, Il s'est demandé quel était son vrai nom.

    Il a passé une nuit terriblement agitée. Pas par manque de sommeil, mais des rêves incessants lui ont fait vivre intensément ces quelques heures qui le séparaient de la journée prochaine. Dans son rêve, il a refait cent fois la route qui mène au Méandre, cent fois ses yeux ont détaillé la statue, suivi son contour. Ses mains saisissant la chaleur qui se dégageait de la pierre chauffée par le soleil.

    A quoi bon rêver ce qui peut être vécu?

    Il s'est levé très tôt et partit presque en courant vers le Méandre. Peur, peut-être que quelqu'un puisse découvrir à son tour cette statue, dont il pensait être seul à saisir toute la beauté. Bien sûr, elle ne lui appartenait pas. Il avait des notions bien trop précises, bien trop ancrées sur le respect des autres pour avoir une quelconque idée de propriété, d'appropriation. Mais l'image qu'il s'en faisait , cette beauté qu'il lui découvrait étaient à lui seul et elles le rendaient, en cet instant, parfaitement heureux.

    Il est entré dans le Méandre avec la prudence de celui qui ne veut pas réveiller un dormeur, regardant tout autour pour s'assurer qu'il était seul, qu'il n'y avait pas de traces de pas ayant pris la place des siennes, qu'un autre regard ne s'était pas substitué au sien.


    Lorsqu'il reprit la route le lendemain, il faisait encore nuit. Le soleil n'allait pas tarder à se montrer et il voulait passer inaperçu, arriver dans le Méandre avant que les premiers rayons de lumière ne touchent le granit

    Il s'est assis à quelques pas derrière la statue pour pouvoir la détailler minutieusement

    C'était surtout le cou dévoilé par le chignon relevé qui l'attirait. Il apprenait par cœur la courbure des épaules, les bras, croisés devant la taille, dans la même position que la jeune femme du tableau de Dali, appuyée sur le rebord d'une fenêtre imaginaire. Puis son corps, plus svelte, plus séduisant


    Combien de fois a-t-il fait des yeux le même parcours?.  L'image de la statue l'habitait comme une estampe gravée en lui depuis toujours.

    Il s'est levé et approché d'elle en voyant que les rayons de lumière, glissant sur son dos, changeaient son apparence. On aurait dit un tissu qui descendait le long de son corps. La lumière, en éclairant la pierre, la déshabillait, faisait disparaître l'ombre-toile qui la couvrait pour la nuit pour brûler sa peau, chauffant la pierre, l'inondant de force, de vie.

    Ce jour là il n'a pas osé la toucher. Il était assez près pour sentir la réverbération de la pierre. Il croyait en percevoir l'odeur, tant sa fantaisie débordait, attisée par la vue de cette statue en lumière. Mais il restait à quelques centimètres, sans bouger, presque sans respirer, ses yeux allant d'un point à l'autre du granit, relevant quelques impuretés de la pierre qui, comme des grains de beauté faisaient ressortir la finesse de l'ensemble.

    Comme la veille, des vieux vers lui revenaient en tête:


    « Vivre l'instant sans souvenir,

     Vivre l'instant sans lendemain,

    Brûler chaque seconde le sang qui flue »


    Il les comprenait peut être mieux que lorsqu'il les avait écrit. Il les vivait, tellement l'instant présent était empli par la vue et la pensée de cette statue, hors de toute réalité différente, sans préalable et sans intention d'aucune sorte. Il était vivant en ces pensées, en ce regard, tout entier accaparé par le granit.

    La lumière, encore elle, le ramenait à un monde en mouvement En se couchant, le soleil revêtait à nouveau la statue d'une toile sombre, le granit laissait échapper les derniers bouffées de la chaleur reçue, la brise de mer faisait tourner les herbes qui semblaient lui indiquer la route à prendre.

    Il est retourné au village et, peut-être pour la première fois, Il s'est demandé quel était son vrai nom.


    Il a passé une nuit terriblement agitée. Pas par manque de sommeil, mais des rêves incessants lui ont fait vivre intensément ces quelques heures qui le séparaient de la journée prochaine. Dans son rêve, il a refait cent fois la route qui mène au Méandre, cent fois ses yeux ont détaillé la statue, suivi son contour. Ses mains saisissant la chaleur qui se dégageait de la pierre chauffée par le soleil.


    A quoi bon rêver ce qui peut être vécu?

    Il s'est levé très tôt et partit presque en courant vers le Méandre. Peur, peut-être que quelqu'un puisse découvrir à son tour cette statue, dont il pensait être seul à saisir toute la beauté. Bien sûr, elle ne lui appartenait pas. Il avait des notions bien trop précises, bien trop ancrées sur le respect des autres pour avoir une quelconque idée de propriété, d'appropriation. Mais l'image qu'il s'en faisait , cette beauté qu'il lui découvrait étaient à lui seul et elles le rendaient, en cet instant, parfaitement heureux.


    Il est entré dans le Méandre avec la prudence de celui qui ne veut pas réveiller un dormeur, regardant tout autour pour s'assurer qu'il était seul, qu'il n'y avait pas de traces de pas ayant pris la place des siennes, qu'un autre regard ne s'était pas substitué au sien.


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  • Au petit matin il partit vers la plage bien plus tôt que les jours précédents avec le désir de ne pas la rencontrer. Surtout de ne pas entendre ses commentaires, ne pas sentir ses regards qui semblaient vouloir pénétrer dans son intérieur et dévoiler un autre lui-même que celui qu'il percevait.


    Il reprit ses promenades toujours sur cette partie sauvage, précisément où l'eau, le sable et les herbes s'enroulent les uns sur les autres dessinant des figures étranges, toujours circulaires, la beauté et la particularité de chacune étant due à la forme que prenait chaque poche d'eau.

    Dans un de ces méandres, cachée par des massifs d'herbes, il découvrit une statue. Une femme, regardant la mer.


    Malgré les différences, avant même de les apercevoir, il a pensé à ce tableau qu'il connaissait bien, peint par Dali dans sa jeuneuse. Une jeune fille regardant au large par sa fenêtre.

    La vue, là, était différente. La mer, bien sûr, mais rien d'autre à l'horizon, le grand large. C'était l'Atlantique, pas la Méditerranée. Autour de la figure de la femme, des herbes sauvages, pas une fenêtre. Pas de vitres. Pas de rideau. Comme entourage, à la place de la maison, l'air changeant, tantôt brise de mer, tantôt sablé de terre.


    Il est resté longtemps à la contempler, sans bouger, à quelques mètres d'elle. Comment était-elle arrivée là, sur cette plage sauvage? Quel sculpteur, quel mécène avait eu l'idée de l'abandonner dans cet endroit caché, isolé, où personne ne devait venir jamais?

    Il s'imaginait être seul à la voir, seul à la connaître. Avant qu'il n'entre dans ce méandre, était-elle autre chose qu'un grain de sable? Pourtant ce dur et beau granit n'était pas une création de son imagination. Elle  existait avant lui, sans lui.


    La première surprise et une sorte de crainte étant passées, il s'est peu à peu approché d'elle pour la regarder de plus près. On ne pouvait pas voir sa tête, tant elle était proche du bord de l'eau, entourée par la mer même à marée basse, dans une petite avancée de sable et d'herbes dans l'eau marine.

    La mer dessinait de part et d'autre de petites plages tellement profondes et renfermées qu'elles se touchaient presque enfermant la statue dans une sorte de presqu'ile.


    Son dos était lisse. La pierre avait été taillée si finement qu'il était impossible de savoir si l'artiste l'avait voulue nue ou sous  un voile  délicat s'étendant sur tout son corps. 

    Ses cheveux relevés en chignon montraient un cou superbe, élancé, fin.


    Il était trop ébranlé pour réfléchir. Combien d'heures a-t-il passé à la regarder, son dos, le chignon découvrant le cou.


    Son regard revenait sans cesse sur la pierre comme pour apprendre chaque détail, pour graver  en lui  cette  figure  avant  de  l'analyser,  avant qu'une quelconque question ne surgisse sur ses lèvres.


    La lumière commençait à faiblir. Il ne s'était pas rendu compte du temps   qui   passait,   tellement   il était   absorbé   par   cette   vue surprenante.

    Au fond, le temps ne passait pas vraiment. Il s'est rappelé ces petits vers écrits il y avait longtemps:


    « Je ne comprends pas le temps qui passe,

     Je vis toujours le même instant, de plus en plus dense »


    C'était le cas. Il lui semblait que le moment où il était arrivé derrière la statue et le moment actuel, malgré l'évidence toute externe d'une lumière naissante et d'une lumière déclinante, étaient les mêmes, qu'aucune distance ne les séparait.


    Il devait rentrer. Pour la première fois depuis qu'il était arrivé dans le Méandre, il pensait à Elle. Il ne voulait pas la rencontrer. Surtout ne pas lui faire part de sa découverte. Garder le secret, gage d'un calme qui lui était nécessaire pour mieux connaître la statue.

    Il est parti en contre-sens, s'éloignant de Mirage par la plage pour revenir de loin par la route, comme s'il était parti faire une promenade vers une autre plage, vers un autre monde.


    Mais il n'a rencontré personne.

    Depuis son arrivée, il n'avait jamais été aussi heureux d'être seul, de ne pas montrer qu'il pensait à quelque chose, de ne pas s'entendre demander d'où il venait et où il avait passé la journée.

    Cette nuit, contrairement à la précédente, il dormit profondément, tout en voyant sans cesse dans son rêve le méandre avec sa statue.

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  • Le bord de mer, comme souvent dans l'Atlantique, est une large bande de sable, très étendue, séparée de la terre colonisée par les hommes par une dunette sur laquelle des touffes d'herbes sauvages dansent au vent et coupent la vue.

    L'impression de continuité n'est  qu'une apparence. Nul arpenteur n'a tiré au cordeau la ligne de côte, pas plus que la dunette, parsemées, l'une et l'autre, de petites poches où l'eau dessine des anses, des conques miniature, protégées du regard par les herbes folles.


    Combien de bonnes raisons l'ont amené là, ou, plus exactement, quelle vraie raison derrière toutes les apparences?

    Le hasard, l'envie de solitude le conviaient à cette plage sans touristes, mal aimée pour son ressac et ses vents violents. Il mit toutes les chances de son côté en choisissant la mauvaise époque. Seuls les oiseaux, quelques poètes et quelques fous, restent attirés par la mer, doucement chauffée par un soleil qui ne bronze plus personne.

    Il n'était pas en fuite, mais saturé, une fois de plus, par un de ces coups du sort qu'il était difficile, étant donné leur fréquence, de ne pas s'imputer à soi-même, source principale du hasard décrié.


    Pendant deux ou trois jours, il allait seul le long de la dunette, s'aventurant de temps en temps jusqu'au bord de l'eau au gré de ses pensées, de son envie de parler à l'air, de chanter, de caresser le sable.

    Marcher face au vent, sentir ses coups, ses moments chauds, ses jeux, peut être un comble de joie pour qui veut vider sa tête, se retrouver soi-même.

    C'est lors d'une de ces promenades qu'il vu ce qui était déjà son territoire envahi  par   une jeune femme qui n'a jamais dit son nom et qui, tout comme lui, semblait n'être là que pour ne pas être dans le monde, que pour se mettre à l'abri des regards.


    Elle l'a abordé sèchement : Que faites-vous là?


    La découverte de cette plage. Depuis trois jours, je l'inspecte, j'essaie de la connaître en promenant ma solitude. Pas d'inconvénient à la partager avec vous. Nous pouvons marcher ensemble dans le même sens sans jamais mêler nos pas.


    C'est une réponse d'homme. Y avez-vous déjà planté votre drapeau, au nom d'un roi quelconque en descendant de votre navire? Qu'avez-vous à partager si l'air et le sable ne sont à personne?


    Peut-être des paroles, mais pas trop des pensées. Peut-être la proximité de deux sentiers, mais pas un chemin commun. Peut-être la vue, mais pas le regard. Je n'ai pas de roi et je vous fais cadeau de l'air et du sable. Cela ne m'empêchera pas de respirer ni de conduire mes pas où bon me semble. Est-ce une réponse à votre goût?


    Oui et non. Je veux être seule et vous êtes là, même si vous prétendez être absent.

    Moi aussi, je veux bien vous offrir des paroles, mais j'en garderai le sens; Si je vous regarde, ce n'est que pour mieux me voir moi-même. Je vais vous accompagner dans vos excursions en prenant soin de ne pas mettre mes pieds sur les traces de vos pas.


    Ce jour là, celui de leur première rencontre, ils n'ont pas échangé un mot de plus. Pendant presque toute la journée, ils ont parcouru un côté de la plage, le moins abrupt, en faisant des haltes pour s'asseoir un moment, contempler les vagues, sans dire un mot, peut-être même sans un regard, chacun pour soi. Lorsque la lumière a commencé à devenir un peu plus rouge, ils ont quitté la plage. Sans se dire au revoir, sans penser au lendemain, chacun, après le petit bout de route droite commun, prit une des branches de la fourche qui reliait la plage aux deux villages proches, dits morts en hiver parce qu'ils ne vivaient que de leur petite vie propre, suffisante. Pire que morts en été, défigurés à la vue et à l'ouïe par le flot de bronzeurs.


    Le lendemain ils sont arrivés en même temps à la fourche, elle venant de son village, Sources, et lui du sien, Mirage. De la fourche à la plage il n'y avait que quelques centaines de mètres. Peu pour avoir déjà quelque chose à dire une fois un sourire poli échangé. Pas assez pour ajouter un bonjour!


    Lui a suivi cette fois la partie la plus sauvage de la dunette et de la plage. La plus belle. Irrégulière, balayée par un vent qui effaçait presque à l'instant, la plus petite trace de pas. Torturée aussi; c'est cette partie qui comptait presque toutes les petites anses, entrées de mer où se tordaient les uns sur les autres, sans se mélanger, comme les couleurs dans une toupie, l'eau, le sable, les herbes.


    Elle marchait près de lui, comme promis, sans jamais confondre leurs pas.


    Ils se sont assis sur une sorte de promontoire, comme une dunette dans la dunette, où les herbes dessinaient un cercle face à la mer, un petit balcon taillé par la brise.

    C'est lui qui ouvrit la conversation:


    Pourquoi avez-vous choisi ce village, Sources, pour votre séjour? N'est-ce pas le mauvais choix, vous qui voulez être seule avec vous même? Habiter Sources n'est-ce pas vous confronter à tout ce qui devrait être absent dans un moment de solitude?


    Je ne crois pas. Pour être seul avec soi-même, il faut connaître son point de départ. Mais le connaître n'est pas s'attacher à lui, n'est pas l'approuver ni même le juger. Juste savoir d'où on vient, sans quoi il est difficile, presque impossible, de savoir où on va.

    Vous, vous semblez perdu, ce qui est tout différent. Perdu, toute votre énergie, toute votre force, sans même que vous en soyez conscient, est consommée par la quête de vous-même. Au contraire, lorsque vous êtes seul avec vous-même et clair sur votre origine, vous vous voyez tel que vous êtes réellement, vous pouvez utiliser votre énergie à essayer de vous comprendre.

    Vous, à Mirage, vous ne pouvez regarder que la mer, loin, devant Vous ne voyez pas les champs, ni les rues du village. Vous ne pouvez pas vous voir.


    Vous devriez me répondre, mais vous ne le ferez pas! Vous vous dites, j'en suis sûre, c'est parce que je n'ai promis que des paroles, mais la réalité est différente. Lorsque vous promenez votre solitude, vous êtes désorienté, vous n'avez pas des points de repère. Vous ne vous connaissez donc pas et vous ne pouvez pas vous comprendre. Pourquoi avoir appelé Mirage ce village? Savez-vous comment il s'appelle? Ce n'est pas son vrai nom. Et il n'est pas sûr qu'il en ait encore un, car chacun de ceux qui, comme vous, y séjourne, lui en donne un nouveau. Chacun le traverse tellement vite, avec l'attention tellement portée sur autre chose, que personne n'a le temps de lire le vieux nom à l'entrée de la route ou sur les quais de la gare.


    Sources, au contraire, est un village que l'on visite. Non seulement il a un nom, Sources est son vrai nom. Mais les maisons elles-mêmes en ont toutes un. Elles sont comme des totems. Même si leur propriétaire est mort depuis longtemps, ici vous êtes chez Tel, là bas chez Tel Autre et ainsi de toutes.

    Lorsque je viens me promener sur la plage, à coté de vous, je sais qui je suis, je sais d'où je viens. Peu m'importe si vos pas ne conduisent nulle part, car je saurais toujours où revenir, trouver le chemin qui mène à ma maison.


    Il ne s'attendait pas à cette réponse, qui était une attaque en règle. Il ne partageait pas son avis, mais n'avait pas envie de le lui dire. Vouloir être seul, chercher à se voir soi-même tel que l'on est sans attachement, sans des explications d'origines qui ont toujours une tonalité de justification, serait-ce donc être perdu? Courir vers l'avenir peut être une fuite en avant, si on ne se voit pas d'abord tel qu'on est aujourd'hui, si on cherche à se nier, Mais partant de la réalité, se projeter en avant est au contraire se prolonger, donner au soi-même un sens autre qu'une simple constatation, non comme conséquence d'un passé, d'un précédent qui vous marque à jamais, mais réalisation de soi dont on devient le créateur et le maître.

    Mirage était d'ailleurs un bien plus joli village que Sources, plus peuplé, plus dégagé. La vue de la mer était magnifique, même s'il est vrai qu'il n'avait rien remarqué dans les rues qui retienne son attention.


    Il était venu faire une halte, se raffermir avec sa solitude après un passage difficile; Reprendre des forces pour continuer le chemin, son chemin.


    Il ne voulait pas écouter encore cette bavarde. Il reprit ma marche sur la dunette, s'arrêtant de temps en temps pour contempler la mer, le large, l'horizon.

    Il a marché, Elle toujours à coté de lui, jusqu'à ce que la lumière commence à faiblir. Puis, elle a fait demi-tour la première et il l'a suivie jusqu'à la fourche où les routes se séparaient.


    Il a passé la nuit éveillé à retourner dans sa tête les mêmes mots. Suis-je perdu? Il n'a pas connu ses parents, morts lorsqu'il n'était qu'un petit enfant, ni le pays de sa naissance que ses parents adoptifs ont quitté très vite.

    Sa   vie   a   été   un   mouvement   permanent   Les   voyages,   les confrontations avec de nouveaux défis, le besoin de s'accrocher à des circonstances nouvelles rendant périmées les précédentes, ont été la marque de son parcours. Il sait comment il est arrivé à aujourd'hui!


    Le comment ne peut pas tenir lieu de pourquoi. Est-ce pour autant être perdu?

    L'introspection est difficile à pratiquer dans le mouvement. Il faut du calme, de l'éloignement par rapport au quotidien. Cette disponibilité ne s'offre pas d'elle-même, il faut la provoquer et pouvoir produire la cassure qui permette la distance nécessaire, la solitude nécessaire pour se questionner soi-même. Chercher un espace de solitude, le vouloir, ne garantit rien, mais c'est déjà accomplir la première étape dans cette voie.

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    © Jorcas



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  •  

    Illusion de rayonner. Ebriété du pouvoir sur les êtres et les choses. Socles friables que les jours couvriront de poussière.

    Oui, mais c’est une telle ivresse que de se sentir non pas supérieur, restons modestes au moins en paroles, mais sur un socle, quelques millimètres tout au plus qui compensent, à notre vue, du moins, ce que la nature a certainement voulu, mais n’a pas rendu bien perceptible au premier regard !

     

    Les avenues se déroulent sous les pas du puisant, les branches des arbres s’inclinent et très vite, une cour se forme qui, la première, sent la différence. Certains parmi ceux-là pensent que c’est à leur adresse et à leur volonté que tout est dû. Mais ils se trompent en inversant le sens des causses et des effets.

     

    Cet environnement cache un peu la forêt, c’est vrai. Dans leur souci d’adoucir la vie du Plus Elevé, il forme un écran face à l’ordinaire, mais il assume aussi la solution des questions les plus triviales, qui seront réglées bien ou mal, mais en tout cas disparaîtront du paysage. Au moins pour quelque temps.

     

    Et la vie peut continuer ainsi quelque temps, sans accrocs, sas secousses. Seulement, les fameuses colonnes d’Hercule n’ont jamais été au bout de la mer. Elles sont toujours sur terre, quelque part à la croisée des chemins qui, tôt ou tard, seront empruntés par le char de l’astre le plus brillant. Au delà, disaient les anciens, il n’y a rien, le néant. On y tombe seul, on reste seul, tant l’immensité est profonde, large. Que feront alors tous ceux qui de gré ou de force ont si longtemps entouré le socle du Plus Haut ? Et le bruit de leurs fêtes parviendra-t-il au delà du fatidique Nec Plus Ultra ?

     

     


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  • Il a acheté ce livre sans même en feuilleter quelques pages, sans lire la quatrième de couverture, sans en avoir jamais entendu parler. Mais cet auteur était renommé. Un grand.

    Il n’était pas sûr d’avoir déjà lu quelque chose de lui. Ou pas autre chose que des extraits plus ou moins longs.

    C’était un achat d’amour propre, d’apparence : impossible dans sa situation, dans ce qu’il croyait représenter de ne pas avoir lu quelque chose de lui.

    Serait-il déçu ? Peut être. Oserait-il le dire ? Déjà moins sûr. Pour qui se prenait-il ? D’où tenait-il qu’il en avait la capacité, l’autorité nécessaire pour s’instituer censeur ?

     

    Dans une réaction d’autodéfense ou de lâcheté, il se disait en lui-même qu’il ne pouvait pas tout connaître, tout avoir lu. Tout le monde comprendrait ça.

    Mais dans le doute il valait mieux en prendre vite connaissance de n’importe lequel de ses écrits, jauger le style, la force de ses mots, la manière d’aborder et développer un sujet. Ensuite il lui serait possible d’avoir un avis plus construit en apparence, même s’il n’était pas plus documenté.

    Il avait toujours dit qu’il ne valorisait pas trop la connaissance  encyclopédique mais la compréhension. Et pourrait faire porter à une défaillance de sa mémoire l’incapacité de citer les contenus, sinon les titres, nombreux, des livres publiés par cet auteur.

     

    Vis à vis des lecteurs du magazine avec lequel il collaborait ce ne serait pas trop compliqué de conserver sa bonne image. Les commentaires de ceux qui pourraient trouver ses citations de tel ou tel auteur insuffisants arrivaient par lettre ou, de plus en plus par mail ; cela lui laissait le temps de préparer une réponse solide, de se documenter avant de publier dans le numéro suivant le texte reçu et son commentaire.

    Le problème était le face à face avec Elle.

     

    Ils s’étaient rencontrés lors d’un festival littéraire organisé dans sa vieille fac de lettres.

    Une farandole de lectures de textes et commentaires laudateurs de spécialistes qui coulaient leur gloire recherchée dans celle avérée des auteurs qu’ils encensaient.

    C’était une évidence que chacun de ses conférenciers espérait se faire remarquer par la beauté de ses paroles, par le contenu riche et élaboré de son intervention. L’écrivain, le poète objet de l’intervention n’était que l’excuse, le mal nécessaire auquel ils avaient recours pour attirer un peu de la lumière des projecteurs sur eux.

    Ce sont les premières paroles que sa voisine a prononcées lors d’une petite pause, après le passage par la tribune des premiers orateurs. Et elle lui a tendu sa main pour en faire connaissance en lui demandant : N’est-ce pas votre avis, Monsieur le critique ?

     

    Elle l’avait reconnu. Sa photo accompagnait chaque semaine ses petits articles. Il en était à la fois fier et intimidé.

    Bien sûr que oui !

    Il n’aurait pas été capable de dire autre chose, d’abord parce que trop timide, surtout avec les femmes, il était ébloui par elle. Ce n’était pas une beauté classique, statuaire, mais elle avait une tête très séduisante, des yeux magnifiques et manifestement pas le moindre doute sur son attrait et ses connaissances littéraires.

     

    Un en-cas  rapide ensemble à midi, un diner plus long à la fin du festival, un rendez-vous pour la suite après un repas pendant lequel ils n’avaient pas cessé de parler, surtout de littérature plus que d’eux mêmes. Plus exactement, elle n’avait pas cessé de parler, avec enthousiasme, de poésie, de ses auteurs préférés, de sa lecture régulière du magazine et de ses chroniques et commentaires aux textes reçus. Elle lui avait même écrit deux ou trois fois et avait apprécié ses réponses. Elle voudrait justement profiter d’avoir fait sa connaissance pour pouvoir lui poser directement un tas de questions, lui soumettre ses avis, lui demander son point de vue.

     

    Il a inventé un bon prétexte pour que le rendez-vous en question ne soit pas trop rapproché.

    Le lendemain il s’est précipité dans la grande librairie qu’il savait mieux achalandée que toutes les autres de la ville pour en faire des courses dignes d’un directeur de bibliothèque. Elle avait parlé de littérature asiatique, en particulier de la Chine et du Japon et de la Corée. Puis d’Australie et de Nouvelle Zélande. Un petit peu des Caraïbes et d’Amérique Centrale.

    Il a raflé ce qu’il y avait dans les rayons et, conseillé par le libraire, passé une bonne commande à traiter en urgence. Un éventail d’auteurs dont il n’avait parfois jamais entendu parler, mais que le libraire et les catalogues lui présentaient comme les principaux représentants de cette expression éloignée de ses repères mais qu’Elle avait dit admirer.

     

    Aidé et poussé par le souvenir de cette femme, souvenir qui embellissait d’heure en heure, encouragé par l’importance du prochain rendez-vous, heureux comme un adolescent face à sa première rencontre amoureuse, il se mit à bachoter comme si sa vie future en dépendait.

    D’ailleurs, sa vie future en dépendait peut-être !

    Il ne devint pas un spécialiste de littératures peu fréquentées dans les cercles littéraires du pays, mais en apprit assez pour tenir le coup une première fois. Cette joie folle qui envahit les timides amoureux lui apporta la force nécessaire pour retenir des noms, des titres qu’il n’avait pas vraiment entendu auparavant. Ses synthèses portant sur les styles et les sujets retenus étaient mémorisées sans hésitation. Il se sentait fort et conquérant. Assuré d’être à la hauteur espérée par Elle.

     

    Ils avaient pris rendez-vous dans un petit café, pas loin du Quartier Latin, mais dans un endroit moins visité par les touristes, les apprentis artistes et les midinettes à parure intellectuelle. Ils y auraient tout le calme requis pour une rencontre à haute densité littéraire et, pour lui, à haute tension personnelle.

    Elle était déjà là à son arrivée, installée dans une table au fond de la salle. Avec elle, une belle orientale souriait en l’écoutant parler.

    Légèrement décontenancé par cette deuxième présence, non prévue dans son mirage, il respira à fond et alla jusqu’à la table.

     

    Bonjour ! Je suis heureuse de vous revoir. Installez-vous entre nous.

    Je vous présente LI, mon amie et associée.

    Ensemble, nous avons créée une petite entreprise vouée entièrement à la publication littéraire et que nous espérons pouvoir développer, si possible avec votre aide.

    Nous lui avons donné le nom de « Lesbos et Belles Lettres » afin de bien marquer nos goûts et nos orientations. C’est une véritable croisade  que nous entreprenons sous la bannière de Sapho, notre poète tutélaire, pour défendre une expression sans laquelle la littérature  est amputée d’une de ses plus belles et plus riches parcelles.

     

    Dès le lendemain, il a abandonné la rubrique littéraire pour assurer la section culinaire du magazine. Et il ne remis plus jamais les pieds dans un quelconque festival !

    © Jorcas

     

     


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